Benoît de Canfield, la biographie


Après le Concile de Trente, l’Église catholique connaît un temps de réveil spirituel. Franciscains, capucins et jésuites enseignent l’oraison à tous.
Benoît de Canfield (ou de Canfeld) est un Anglais converti au catholicisme qui entre chez les capucins à Paris et devient rapidement une des grandes autorités mystiques de son temps. En 1609, un an avant sa mort, il publie La Règle de perfection [1], un des écrits spirituels les plus originaux de cette période : "C’est une belle œuvre ardente, lumineuse et dont, pour ma part, je m’explique sans peine le grand succès." (Abbé Bremond)
Nous publions, en trois articles, une présentation de cet auteur faite par sœur Marie-Catherine, clarisse du monastère de Poligny

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La jeunesse

William Fitch est né en 1562 à Canfield en Essex, d’une famille puritaine, de bonne noblesse rurale. Depuis trente ans, l’Angleterre était en proie au schisme, aux dissensions politiques et religieuses. La reine Élisabeth avait accentué la persécution commencée par son père : les religieux sont chassés et spoliés, les prêtres traqués, les catholiques molestés, emprisonnés ou bannis. Seigneur de Little Canfield, le jeune William, troisième de quatre garçons et le mieux doué, étudie le droit civil à Londres de 18 à 25 ans. Assez riche il aurait eu, nous dit-il lui-même, une jeunesse fort dissipée :

"Hélas ! combien de temps ai-je été un batteur de pavés, un coureur aux jeux, combien un spectateur de comédies, combien un fainéant à l’église de Saint-Paul profanée, combien un fréquenteur d’écoles, non de doctrines mais d’escrime et de danse."

La conversion

Il grandit et forme son jugement dans une atmosphère de controverses et d’incertitudes… Chez des amis pour une partie de chasse, alors qu’il semble connaître déjà quelques débats de conscience, il trouve un petit livre d’un jésuite "duquel j’avais entendu parler avec beaucoup de louange ; je fus incontinent attiré d’en lire quelque chose ; mais non sans résolution d’en suivre les enseignements, pour quoi que ce soit que j’y trouvasse de bon…" nous dit-il dans le Soliloque, récit de sa conversion, probablement écrit vers 1596 à la demande de ses supérieurs, et publié neuf ans plus tard.

Durant une semaine il se bat avec sa conscience, en découvrant "l’aveuglement" dans lequel il a vécu, et cherchant en même temps des échappatoires… Se battant avec la question de la prédestination, "le Seigneur me délivra par cette inspiration : que de ma part je ferais bien mon devoir, et ainsi j’expérimenterais si je devais être sauvé ou damné ; de sorte que quiconque se comportera de la sorte, il ne pourra jamais se perdre." Ce geste clair apaise le combat, "les joies inexplicables du Paradis" lui semblent "abondamment offertes" et il décide de changer de vie et de se donner à Dieu.

Mais si la conversion du cœur est accomplie, celle de l’intelligence n’a pas commencé. Le monde chrétien est "divisé en diverses sortes de Religions", dit-il, laquelle doit-il maintenant embrasser ? Voyant des deux côtés "des hommes sages et doctes", il va consacrer tous ses soins, tous ses travaux "à l’exacte perquisition de la vraie religion"… Il a alors une vision qu’il ne comprend pas : "une compagnie de pauvres gens assez mal accommodés, vêtus de drap de couleur brune…". Il rentre à Londres, cherche à rencontrer un ami puritain qui n’est pas là et prévoit d’aller voir un catholique, et le soir il s’agenouille pour demander à Dieu la lumière avant de reprendre son étude dans les livres. Il connaît alors une grande tempête intérieure. Mais au milieu de sa grande obscurité : "vous me fîtes une autre grâce très singulière : en me révélant d’une manière inexplicable la claire et assurée connaissance de notre seule, unique et très sainte religion…". Dieu lui-même a bousculé les lentes démarches de la raison : "Où sont les propositions, les questions que j’avais écrites, pour me servir d’arguments ? Le jeûne pareillement, le prier, le coucher sur la dure, dont je voulais me servir comme de moyens pour arriver à la connaissance de la vérité ? Hélas, mon bon Seigneur, vous les avez tous prévenus, et même presque devant que je commençasse…". L’ami peut arriver à l’improviste, c’est William qui l’incite à se convertir !

Ils décident donc "d’accomplir leur réconciliation" selon la formule en vigueur. Mais à Londres les prêtres sont rares, le culte interdit et caché. Ils finissent par en trouver dans une prison où l’ami a une connaissance "et iceluy nous mit tous deux au port où seulement on peut obtenir le salut, en nous réconciliant à la sainte Église". Cette « abjuration » eut lieu le 1er août 1585.

(Nous sommes à la fin du XVIe siècle, au moment où se mettent en place les grandes divisions de la Réforme … L’œcuménisme est encore loin !)

Sa conversion, dans sa dernière phase a duré moins d’une quinzaine de jours. C’est une conversion morale, l’appel à une vie plus tournée vers Dieu et c’est une conversion mystique, au sens où le cœur emporte la conversion de l’esprit.
Paul Renaudin, dans la vie qu’il lui consacre, souligne :

"Il faut relever ces caractères car ils nous montrent le tempérament de Benoît de Canfeld ; ils annoncent et expliquent la suite de sa vie. Né dans une époque de dogmatisme et de controverses, grand liseur, grand érudit ès sciences sacrées, Benoît est pourtant, avant tout, un mystique. La grâce divine, "qui opère selon la disposition de nature", va conduire le converti, par les voies du dépouillement et de l’union mystique, à sa perfection spirituelle."

William cherche un moyen de passer en France, ce qui n’est pas sans danger. Il vient à Douai, centre où se retrouvent beaucoup d’anglais bannis ou fugitifs, pour s’initier plus complètement à la vie catholique et réfléchir à la vie qu’il allait embrasser.
L’Église et les liturgies lui font une profonde impression. Il a résumé ses émotions dans une longue prière autobiographique :

"Nous arrivâmes au port désiré, savoir est en un pays catholique, là où premièrement je vis ce que je n’avais jamais encore vu, à savoir, la majesté, beauté et magnificence de votre Église et qu’avec grande joie et contentement je remarquai... le bel ordre qui se voit en cette Église militante et hiérarchie céleste depuis le plus haut degré du Pape... jusqu’aux séculiers."

Il faut rappeler ici que ce catholicisme français qui l’enthousiasme, est celui que tant d’historiens représentent comme descendu à l’extrême décadence, après trente ans de guerre entre chrétiens ; mais aussi, que Canfeld arrive d’un pays où des révolutions religieuses contradictoires ont mis le chaos !

"Quand je voyais, continue Canfeld, les hauts et magnifiques bâtiments de vos temples, les grands et spacieux édifices des monastères, et la beauté des images sculptées, peintures et ouvrages exquis dont, par dedans et dehors, ils étaient si merveilleusement ornés, je ne pouvais que considérer la gravité et majesté de votre sainte Église... Avec votre psalmiste, Seigneur, j’ai aimé la décoration et ornement de votre maison. Par icelle grande et magnifique structure des monastères, je ne pouvais que voir la grande piété et dévotion que produisait la foi catholique.
"Les beaux et glorieux services de votre Église me semblaient l’embellir et la magnifier. Car, quand je vois la grande solennité de la messe, célébrée avec les prêtres, diacres, sous-diacres et acolytes, chacun revêtu d’ornements convenables à son degré, et administrant chacun selon son office ; quand je voyais l’autel bien paré, une multitude de cierges sur l’autel et tout à l’entour du chœur ; quand je voyais qu’avec dévotion et pieuse intention, et en belle façon, l’on encensait l’autel d’une senteur odoriférante ; quand je voyais les grandes et solennelles processions rangées en si beau et dévot ordre et d’un grand nombre de peuple, avec torches, flambeaux et infinis luminaires ; quand je voyais le chœur fourni de prêtres, clercs et chantres, chacun en sa place et revêtus de blanc... quand, dis-je, je voyais toutes ces choses, je ne pouvais que je ne visse, avec une singulière dévotion, comme dedans un miroir la beauté, magnificence et majesté de votre sainte Église."

La musique de nos églises le transportait plus encore :

"Sur toutes choses, Monseigneur, ma douceur, quand j’entendais chanter l’ineffable douce mélodie, et l’incomparable et divine harmonie des orgues bien accordées et des voix très suaves, qui tous ensemble, chantaient en l’église... mon cœur ne pouvait qu’il ne tressaillît de joie et de liesse ; voire même très abondamment se coulait la douceur de telles harmonies dedans le plus profond de mon cœur bouillant de ferveur, si violemment arrachait-elle ma pensée du monde et la fichait au ciel... À peine pouvais-je jamais entendre telle harmonie que les grosses larmes ne me ruisselassent des yeux..."

Chez les Capucins

À Douai, où il consulte des amis sans vraiment trouver sa voie, c’est encore dans la prière que Dieu lui montre qu’il doit tout abandonner, et lui en donne la force. Il est attiré par les fils de saint François. Il savait que "les Capucins étaient les plus mortifiés" ; mais il pensait que "les Cordeliers imitaient plus parfaitement saint François et qu’ils portaient son véritable habit" ! Il se rend à Paris pour "faire le tri" si l’on peut dire, et les voir vivre. Il y rencontre un Cordelier qui est devenu Capucin et qui lui conseille vivement de faire comme lui… mais encore une fois, c’est dans la prière que se fait la lumière :

"un jour, partant ainsi affligé de Paris pour aller à Meudon, au Couvent des Capucins, à dessein de parler au même qui avait été Cordelier, je ne cessais de prier Dieu, jusques à tant même que m’approchant du couvent, je me sentis tout allégé, et rempli d’une telle vigueur d’esprit qui me fut donnée en un instant, que je me résolus totalement de me rendre Capucin… de sorte qu’au lieu de lui demander conseil, je le priai de me dire quand je pourrais prendre l’habit."

Alors lui revient en mémoire la vision qu’il avait eue l’année précédente et dont il peut maintenant déchiffrer le sens...
Il prend l’habit de capucin à Paris en 1587 et le nom de Benoît. Selon l’usage, on dira donc Benoît de Canfeld. Benoît est la forme française de Benedict, mais en anglais il a employé la forme plus ancienne Benet avec laquelle il signait parfois. On ne nous donne que peu de détails sur les incidents de sa vie religieuse. Nous savons seulement qu’il a dû séjourner, pendant un temps assez long, dans la capitale. Novice, ses longues extases firent peur aux religieux du couvent. On le croyait ou malade ou victime de quelque jeu diabolique… Il eut à s’expliquer devant un conseil d’anciens… On dit qu’une apparition de la "Reine des Anges" lui assura qu’il "persévérerait enfant de saint François"… Il fit profession en 1588. Le couvent de Paris était trop récent pour avoir un cours d’études organisé, et la situation politique à Paris était très instable. C’est ce qui explique sans doute que Canfeld fut envoyé faire des études théologiques en Italie, à Venise, où il aurait eu Laurent de Brindes comme Maître. C’est là probablement qu’il écrivit au moins le premier jet de sa Règle de Perfection. On ne sait pas où et quand il fut ordonné prêtre car on perd sa trace jusqu’en 1592, quand le Chapitre de Paris le nomme père maître de la custodie d’Orléans. Et on le retrouve à nouveau à Paris comme Définiteur en 1597.
À partir de ce moment-là, il semble que Benoît de Canfeld eut un double rôle. L’un dans le gouvernement de la province, et le second dans l’histoire spirituelle de son époque.

Relevons encore un épisode de notre Histoire de France : les Capucins et les Jésuites étaient les seuls à avoir refusé de prêter serment au nouveau roi Henri IV. Celui-ci était patient, mais le Parlement l’était moins, lui qui avait des droits exorbitants à l’égard des congrégations religieuses (il donne les autorisations, l’admission aux vœux, autorise les changements de monastère, veille à l’observance des Règles !). Il avait d’ailleurs tout fait pour empêcher l’installation des Capucins en France… Et quand en 1699 un père capucin critique l’Édit de Nantes en chaire, il n’en faut pas plus pour que le Parlement intervienne et fasse mettre deux frères en prison. Le père Benoît est envoyé discuter… et tient tête ! Nos bons frères ne se laissent pas faire, et toujours est-il qu’on menace Benoît d’être renvoyé en Angleterre… Il en prend le chemin quelques semaines plus tard, avec un autre frère, écossais. Par prudence, sans doute, mais aussi dans le désir de retourner vers ses compatriotes restés dans "l’hérésie" comme on disait alors, et pour "y chercher le martyre"… Ils avaient passé des habits séculiers sur leur bure, nous dit-on, mais voilà qu’ils prennent pour une hôtellerie la prison du port ! Débusqués, ils sont transférés à Londres. Trois années s’écoulèrent où à défaut de martyre, il eut tout loisir de discuter et de réfuter les arguments de ses adversaires. Il écrivit même à leur intention Le Chevalier chrétien qui est une sorte d’apologie de l’Église catholique. Henri IV réussit à obtenir son élargissement, mais il est banni du Royaume et revient donc en France en 1602.
Il reprend ses charges, est nommé gardien à Chartres, Meudon, Rouen, à nouveau Chartres… De 1606 à sa mort, il est Définiteur, mais on nous dit "qu’il ne laissait pas de faire les actions ordinaires et communes du moindre laiz qui fut dans la province" et qu’à Rouen, "si quelque soin l’appelait au-dehors, il ne manquait pas d’emporter sa besace et d’en profiter pour faire la quête" !

Tous les témoignages concordent sur sa santé chétive, et ce depuis l’enfance, mais il l’aggravait par les austérités et l’on voit que Dieu compense à sa manière…

La première édition de la Règle de perfection paraît en 1609 alors qu’il est à Rouen. En 1610 probablement, il revient à Paris. Une dernière maladie va l’emporter.

À un frère un peu curieux qui lui demande si Dieu ne lui donne pas de révélations particulières, il répond "à moi, mon frère ? … Je suis le plus misérable qui soit sous le ciel, et vous me demandez si j’ai des révélations ?" et il meurt le 21 novembre 1610.

(à suivre)

Soeur Marie-Catherine, Poligny

Notes

[1Benoît de Canfield, La Règle de perfection, Texte établi et présenté par Dominique et Murielle Tronc, Collection Carnets Spirituels n°67, Ed. Arfuyen, 2009