Depuis l’Inde où il se trouve actuellement, F. André Ménard nous fait parvenir cette traduction d’un texte évoquant la figure de Henri Le Saux, prophète du dialogue interreligieux entre christianisme et hindouisme, et grand mystique, dont on fêtait en 2010 le centenaire de la naissance.
Un autre centenaire
Cette année, l’Inde chrétienne a célébré avec joie le centenaire de la naissance de deux personnes porteuses de sens dans son histoire récente : Sainte Alphonsine et la Bienheureuse Mère Teresa de Calcutta. Il y a encore un autre centenaire de naissance important que nous voudrions rappeler avant la fin de l’année. Il s’agit de celui de Swami Abhishiktananda, une figure spirituelle et théologique bien-aimée qui entra justement dans la plénitude de la vie le 7 décembre, il y a trente sept ans. Henri Le Saux de son nom d’origine, est né le 30 août 1910 à St Briac, en Bretagne, en France. Il devint moine bénédictin en 1929 et ressentit le premier appel à venir en Inde en 1934, débarqua à Colombo le 15 août 1948 et se rendit immédiatement dans l’Inde nouvellement indépendante, où il passa les 23 dernières des 63 années qu’il passa sur terre.
Il a certainement été le chrétien qui venant de l’étranger est entré le plus courageusement dans le monde spirituel de l’Hindouisme et a finalement adopté le style de vie sannyasi. Il a eu de profondes perceptions de ce que l’Inde Hindoue peut, particulièrement dans sa tradition advaita, offrir au monde chrétien, et de comment parler de Jésus Christ dans ce pays qui fait mémoire de si nombreux saints et avatars.
Il est venu en Inde avec le rêve d’établir ici un monastère d’orientation bénédictine mais imprégnée de toutes les traditions de la spiritualité indienne. Il espérait que ce monastère aurait en Inde une influence semblable à celle que les Bénédictins eurent sur le continent européen. Bien qu’il ait lancé en 1950 le Saccidananda Ashram à Kulithalai près de Tiruchirappalli avec Fr. Jules Monchanin son compatriote qui avait vingt ans de plus que lui, son rêve d’une institution bénédictine se révéla rapidement impossible sous la forme envisagée par les deux fondateurs. La fondation, sous une forme différente, vit encore 60 ans après.
Dom Le Saux, connu maintenant comme Swami Abhishiktananda, a été profondément impressionné par la figure du mystique indien et guru Ramana Maharshi, qui donnait son darshan à Tiruvannamalai, au sud de Chennai, et par l’esprit de renoncement et d’adoration qui caractérisait la figure du sage. Swamiji décida d’adopter lui-même la style de vie du « renouncer » Hindou, devint végétarien, revêtit l’habit de kavi et mena une vie d’extrême pauvreté, jusqu’à aller à mendier sa nourriture journalière comme les « renouncers » Indiens. Ayant ensuite reçu l’enseignement d’un Guru Indien ardent, Sri Gnananda (Ramana Marshi est mort en 1950, peu de temps après que Abhishiktananda l’ait vu), Swami passa de nombreuses heures dans la solitude et la prière dans les grottes du mont Arunachala, à proximité de l’Ashram de Ramana, et en d’autres lieu de l’Inde du Sud. Il a mené dans la prière le discernement de son futur style de vie et a tenu une riche journal, partiellement publié ces dernières années, analysant ses idées et pensées sur la présence divine en Inde et sur le rôle et la place de l’Église ici. Il décida finalement de rompre son lien avec le Saccidananda Ashram de Kulithalai qu’il avait lancé avec l’Abbé Monchanin, et de venir dans le nord de l’Inde où il s’établit dans un petit ermitage à Gyan-su, près d’Uttarkashi, dans les montagnes de l’Himalaya, sur la route du pèlerinage qui conduit à Badarinath et Gangotri, dans l’état actuel de Uttarkhand.
Il écrivit de nombreux essais, dont le premier livre qu’il a publié : « Sagesse hindoue, mystique chrétienne » (Paris, Centurion, 1964 ; traduction anglaise « Saccidananda : A Christian approach to Advaitic Experience », publiée à Dehli en 1974, (un an après sa mort), révisée en 1984, puis réimprimée en 1990 et 1997). Dans son livre, Swamiji a tenté une synthèse de la Théologie et spiritualité de l’Advaita Vedanta et de la foi chrétienne. Il a dit qu’on ne pouvait pas vivre une authentique spiritualité trinitaire sans avoir d’abord réalisé l’essence de l’advaita, c’est-à-dire que personne ne pouvait être dit exister à la manière dont Dieu ou l’Être Suprême (Brahman) existe. Le « neti, neti » des Upanishads, qu’il a étudié avec passion et de manière répétée, était un guide pour toute sa vie spirituelle et son enseignement. C’est seulement après avoir fait cette expérience, non pas purement de sa contingence, mais de son « Vide » (sunya) ou de sa non-existence au niveau humain, qu’on était capable d’entendre avec Jésus la voix du Père disant « Tu es mon Fils, Aujourd’hui je t’ai engendré ». Cette expérience mystique rendue possible seulement par l’Esprit Saint, est à un niveau beaucoup plus profond que l’expérience humaine de son être. JE SUIS seulement parce que je suis appelé par le Père à être fils de Dieu. Là, il a donc proposé que le mysticisme trinitaire inclut et surpasse l’expérience de l’advaita. Il a développé cette perception par une réflexion consistante sur la révélation par Dieu de Lui-même en Exode 3, « JE SUIS (Yahweh !) ou JE SUIS QUI JE SUIS », lié aux « JE SUIS » de Jésus dans l’évangile de Jean, « EGO EIMI ». Nous avons tous besoin d’avoir une conscience plus profonde de qui nous sommes en réalité.
Abhishiktananda ne s’est pas arrêté à ce niveau. Il était mal à l’aise avec l’implicite triomphalisme chrétien de son livre et son contenu trop théologique et philosophique et pas assez mystique. Il a pensé que c’était « trop grec », trop cérébral, pour rendre vraiment ce dont il était en train de faire l’expérience. De plus, il était clair que ce n’était pas utile comme point de départ pour un dialogue. Vers la fin de sa vie il a donc essayé un autre langage, en partant de l’expérience Védantique plutôt que du dogme chrétien. Il a vu en Jésus le modèle de « l’éveil » individuel à la réalité de Brahman ou Dieu en sa propre vie, tel que le suggèrent les récits synoptiques de l’expérience de son Baptême : « Tu es mon fils bien-aimé. Pour Abhishiktananda Jésus était l’être humain toujours à l’écoute de cet appel dans ces formes variées, toujours conscient de la présence de Dieu dans sa vie : il a réalisé que dans la relation au Père il n’était pas « un autre » ou un rival de Dieu. Il était plutôt le symbole ou l’évidence de la présence de Dieu dans ce monde qui est le nôtre, un monde d’apparente pluralité, mais rendu un par l’amoureuse Présence du Divin. Cette présence est la base de la solidarité entre tous les êtres humains, et entre eux et la nature comme totalité. Jésus a eu et a voulu partager avec chacun de nous le sens de la « Divinité » du tout Être, du tout « JE SUIS ». Vers la fin de sa vie l’advaita de Swami n’était pas la sèche advaita des commentaires de Sankaras mais plutôt une advaita théiste qui n’était pas sans ressembler à celle du Kashmiri Saivism. De manière non surprenante, Swamiji a donné une importance croissante à la présence de Sakti que comme Chrétien il interprétait comme la puissance ou l’Esprit de Dieu, car l’Esprit représente pour ainsi dire la non-dualité entre le Père et l’ensemble de l’humanité réconciliée avec lui en Jésus le Fils de Dieu, et même avec le monde de la matière. Dr. Raimon Panikkar, un proche ami de Swamiji, récemment parti dans la plénitude de la vie, créera plus tard le néologisme de Réalité « cosmothéandrique ». Ce langage ne peut être valide que dans la relation de l’expérience mystique du divin.
_ Swami Abhishiktananda a durant toute sa vie, insisté sur le fait qu’il n’était pas un théologien mais un contemplatif, un moine. Son discours était pourtant profondément théologique, mais il le voulait seulement comme ce qui désignait une expérience plus profonde qui par sa nature même ne pouvait qu’être au-dessus des concepts. Nous ne pouvons pas avec le langage « objectif » du dualisme transmettre cette expérience dont la fonction peut seulement être de désigner la connaissance « subjective » ou expérience de Dieu, de Jésus et de tous ceux qui le suivent vraiment, lui qui a si souvent dit « JE SUIS ».
Un séminaire pour célébrer le centenaire de la naissance du Swami à eu lieu récemment à Camaldoli en Italie centrale, où se sont retrouvés plus de cent personnes, la plupart femmes et hommes laiques, dont beaucoup était profondément informés de la théologie d’Abhishiktananda et de la signification de la non-dualité dans la tradition Indienne. Ils ont pensé que le sens de l’unité que ses vues appuyaient, pouvait être une base pour un sens de solidarité avec la famille humaine, dans laquelle nous pouvons contribuer à une vigoureuse activité en faveur de la justice et de l’écologie. Puisse ce centenaire nous aider à entrer dans une expérience de Dieu plus profonde et à travailler pour « La nouvelle évangélisation » à laquelle l’Église nous appelle aujourd’hui.
George Gispert-Sauch, S.J.
Éditorial du numéro de Décembre 2010 de la revue “VIDYAJYOTI JOURNAL OF THEOLOGICAL REFLECTION ».