Christophe Mortgat, une vie en Centrafrique


F. Christophe Mortgat a donné son témoignage il y a quelques années dans une interview, que nous reproduisons ici.

Christophe, où as-tu connu les capucins ?

Je suis né dans le quartier de Pigalle, à Paris, au pied de Montmartre. J’y ai vécu mon enfance et ma jeunesse jusqu’à la guerre de 39-45. Dés le début de l’occupation mes parents et moi, nous nous sommes réfugiés pendant 5 ans à Clermont-Ferrand. C’est là que, par le scoutisme, j’ai rencontré les Capucins. Notre aumônier, le Père Luc, était capucin. Il m’a donné envie de suivre saint François.
Je suis entré au noviciat en 1943, puis j’ai suivi tout le cycle de formation pour devenir prêtre. A la fin de mes études, j’ai demandé à partir en mission. A l’époque, les frères partaient pour le Proche Orient : la Syrie et le Liban. Le projet des supérieurs n’était pas le même et ils m’ont nommé au petit séminaire de Cuire pendant 4 ans. Tous les ans, je leur rappelais mon désir de partir en mission. Au bout de ces quatre années, en 1956, j’ai été envoyé en Centrafrique où les Capucins ouvraient une nouvelle mission.

Qu’est-ce qui t’a poussé à partir ?

Tout ce que j’avais entendu sur l’Afrique. Et puis, je gardais en mémoire l’expérience vécue par un franciscain qui vivait dans le bled, au Maroc. Cette forme de vie m’attirait. J’avais 30 ans. J’ai passé ma deuxième partie du bac juste avant mon départ. J’avais 30 ans ! C’était la condition pour partir. Le supérieur de la mission avait besoin d’un frère pour s’occuper des écoles et il fallait absolument un bachelier. En arrivant on m’a demandé de superviser les écoles du diocèse, c’était encore la période coloniale. J’ai fait cela pendant deux ou trois ans.

Quand on a ouvert un nouveau poste à Nanabakasa à 60 km de Bossangoa, j’ai laissé les écoles et j’ai participé à la fondation de cette mission. Là, j’ai connu la vie de brousse pendant quatre ans. Je vivais près des gens, ce qui m’a permis de bien apprendre le sango. Entre temps, j’ai été nommé supérieur régulier en 1957 et je le suis resté 13 ans d’affilée.
En 1965, j’ai été appelé à Bossangoa pour être curé de la cathédrale. J’y suis resté douze ans. Là, pendant un temps, avec un autre frère, j’ai essayé de vivre simplement parmi la population, habitant une case en paille comme elle. Cela a duré un an, je n’ai pas pu tenir.
C’est alors que j’ai commencé à m’intéresser à la formation agricole pour permettre à la population de se développer un peu. Un coopérant canadien est venu nous donner un coup de main. Cela a fonctionné pendant 5 ans. Cette expérience fut très riche et nous a servi pour la suite. De là est né la J.A.C. (Jeunesse Agricole Chrétienne) qui a favorisé la formation de beaucoup de cadres. Les techniques de travail ont évolué, et la réflexion chrétienne sur le travail s’est développée. C’est là que fut introduite la culture attelée qui était inconnue dans la région…

La population était essentiellement agricole ?

Oui. Bossangoa était une petite ville de 30 000 habitants et tout le monde avait sa plantation. Il n’y avait qu’une petite minorité de fonctionnaires. Les cultures principales sont le coton pour l’exportation, puis le mil, le manioc, les arachides, le maïs, les légumes. Il n’y avait pas d’élevage. C’est en introduisant la culture attelée que nous avons introduit les premiers bœufs. Ce fut assez difficile car l’élevage ne faisait pas partie de la tradition. Aujourd’hui encore il y a peu d’élevage, excepté celui des Bororos nomades qui circulent dans le pays avec de grands troupeaux.
En 1977, on m’a demandé de m’occuper de la formation de jeunes candidats à la vie capucine. J’ai accepté de prendre en charge les jeunes qui sortaient du noviciat. Dans cette perspective, on a démarré la fraternité de Mitou, près de Bossangoa. Ce fut un sujet de beaucoup d’espérance. Mais nous n’étions pas bien préparés pour ce service : peu de jeunes ont persévéré. Nos sept ans d’expérience nous ont appris ce qu’il ne fallait pas faire. Pourtant, quelques jeunes se sont engagés. Ceux qui ont quitté sont restés en très bons termes avec nous et sont devenus des cadres dans les paroisses.
En 1984, la formation a été confiée à d’autres. La fraternité de Mitou est devenue le centre de formation des catéchistes pour toute la région. J’ai continué ce service jusqu’en 2002. En même temps, nous desservions la paroisse et un vaste secteur de brousse.

Pendant tout ce temps, je continuais à me préoccuper des jeunes qui avaient quitté l’école. Je me rendais compte qu’il n’arrivaient pas à trouver du travail. Alors, pour répondre au besoin, on a démarré un centre de formation agricole. Misereor, un organisme allemand, nous y aida beaucoup. Nous nous sommes inspirés des maisons familiales rurales de France. Deux couples de coopérants sont venus nous rejoindre. La formation se faisait en alternance : temps d’enseignement et de stages. Les animateurs allaient suivre le travail des jeunes sur place, dans les villages. Cela a bien fonctionné pendant 6 ans. L’expérience devint une modèle-phare pour le pays. Les ministres qui venaient à Bossangoa tenaient tous à visiter le centre. Le gouvernement nous a aidés en nous fournissant du personnel, en finançant une étude scientifique du terrain. Nous avions 60 ha.
Mais ce succès a fait grossir le centre trop vite. Au bout de 5 ans, la direction a été prise par des responsables du pays et il a fallu tout stopper à cause des problèmes d’organisation et de gestion. Au tout début, les animateurs étaient très proches du terrain. Avec le temps les financeurs ont exigé de professionnaliser davantage le service, ce qui a mis une distance entre les animateurs diplômés et les paysans. Toutefois l’idée de relancer ce centre n’est pas abandonnée.

Ensuite, vers 1998, le gouvernement qui avait du mal à gérer les écoles nationalisées peu après l’indépendance en 1963, a demandé aux église de les reprendre. Nous avons donc repris une école primaire, en visant la qualité. Parallèlement nous avons proposé une formation artisanale à ceux qui avaient abandonné leur scolarité. Pendant 5 ans nous avons proposé des stages de formation polyvalente : menuiserie, maçonnerie, fabrication de briques, de tuiles. Cela a permis à des jeunes de trouver un emploi. Le projet se développait bien. Une promotion de quarante jeunes devait commencer un stage de 3 ans en octobre dernier, mais les rebelles sont arrivés…

Cinquante ans de présence dans un pays, c’est beaucoup. Quelle évolution de l’Église as-tu observé ?

Quand je suis arrivé, l’Église n’existait que dans les villes. Dans la brousse, il n’y avait pas grand-chose. Avec les frères, nous avons mis en route les mouvements d’action catholique. Nous faisions du travail paroissial et nous avons commencé la formation des catéchistes. Avec eux, nous avons pu rayonner dans les villages de brousse. Aujourd’hui il y a 400 catéchistes formés. Les prêtres avaient la responsabilité de vastes secteurs, avec l’aide des catéchistes, proches des de la population. L’Église a pu se développer.
Au début, tout tournait autour du prêtre. Petit à petit, nous avons donné de plus en plus de responsabilités aux laïcs. L’inculturation passe par cette prise en main de l’Église par eux. Dans l’avenir, après la crise politique actuelle, il faudra leur donner encore plus la parole.

Est-ce que l’Église est autonome aujourd’hui ?

Il y a de plus en plus de prêtres centrafricains. Mais financièrement, l’Église est très dépendante des aides extérieures. Nous avons été très aidés. C’est une conséquence de la générosité européenne. C’est aussi une difficulté pour les diocèses. On se demande comment on va pouvoir résoudre le problème localement. Ou bien il faut trouver des aides ou réduire les dépenses et simplifier le genre de vie. Je suis plutôt pour cette dernière solution.

Pour toi, qu’est-ce qui caractérise une communauté chrétienne africaine ?

Les gens d’ici n’aiment pas vivre seuls. Ils aiment être en groupe. Nous avons pour cela mis en route des communauté de base pour permettre aux gens de partager, de prier, de se former ensemble. La difficulté est de faire le lien entre les communautés de quartier et les mouvements de jeunes.

Est-ce que la manière de concevoir la mission a évolué ?

Certainement. La façon d’annoncer la parole de Dieu est complètement différente. Nous prenons en compte la vie concrète des gens. J’observe aussi un rapprochement avec les autres Églises. Nous commençons à travailler ensemble dans le domaine social et sanitaire. Nous regroupons nos forces. Cela ne supprime pas tous les problèmes.
Mais, petit à petit, la découverte de Jésus-Christ a fait évoluer la société. Les gens s’entraident plus facilement.

Que veut dire être missionnaire capucin ? Comment as-tu concilié ta mission et ta vie religieuse ?

Au départ, nous étions partis pour planter l’Église. Nous faisions abstraction de notre vie capucine. Notre objectif était de faire vivre l’Eglise. Mais petit à petit la question est venue. Comment vivre ce service en capucins ? Le témoignage des gens nous le rappelait : ils nous disaient que nous étions différents des autres missionnaires. Nous avons commencé à mettre en place des fraternités. Est né aussi le souci des vocations.
Je n’étais pas d’accord avec le développement d’une Église puissante. Ce n’est pas pour rien que les rebelles ont commencé par piller les missions, puissance visible. Cette présence énorme était trop installée. Je n’étais pas très à l’aise dans ce style de présence. J’aimerais que, dans le redémarrage, on ne refasse pas la même chose.

Dans ce contexte, comment choisit-on de vivre pauvre à la suite de François d’Assise ?

C’est difficile de révéler la pauvreté franciscaine dans un pays qui sera toujours plus pauvre que nous. Pourtant, à Mitou, nous avons voulu une maison simple.
La vie religieuse capucine se développe. Un bon nombre de jeunes adultes s’y intéresse. Actuellement il y en a une quarantaine en formation. Mais comment vont-ils vivre après ? Ils nous ont connus comme curés de paroisse. Ce qui rend plus difficile un véritable choix de vie religieuse. Certains semblent heureux de travailler auprès des enfants de la rue et de vivre simplement ! Mais parmi les compagnons de François ce ne fut pas toujours facile non plus.
La fraternité séculière s’est bien développée à l’occasion de la mort du père Romain.

Récemment tu viens de traverser une période de troubles politiques dans le pays. Qu’est-ce qui explique cette situation ?

Le mécontentement couvait depuis longtemps. La pagaille régnait dans le pays. Les fonctionnaires n’étaient pas payés depuis 30 mois. C’est cela qui a fait déborder le vase. Le pays n’est pourtant pas dépourvu de richesses : bois diamants… Où passait l’argent ? Le pays pourrait se développer. Seulement 5% des terres cultivables sont mis en valeur. Le pays pourrait développer une agriculture beaucoup plus productive. Et puis on vient de trouver du pétrole.
Je pense aussi que la formation n’est pas bien adaptée. Ceux qui sortent des écoles et des facs ne sont pas prêts à affronter la situation économique du pays. Ils traînent dans les rues et sont prêts à toutes les mutineries. Les responsable de l’enseignement catholique ont pris longuement réfléchi sur cette question. Il est urgent de préparer les jeunes à la vie réelle.

Qu’est-ce qui motive ton action ?

Avec l’âge, une décantation s’est faite. Il y a quatre ou cinq phrases de l’Évangile qui fondent mon action : « Je reste avec vous jusqu’à la fin des temps… » Moi, ça, j’y crois. Jésus nous dit aussi : «  Je nous appelle pas mes serviteurs, je vous appelle mes amis… » Souvent quand je médite, je dis à Jésus :« Assieds-toi à coté de moi. J’ai à te parler ». Cette proximité est nécessaire pour moi. « Ce que vous faites au plus petit d’entre les miens, c’est à moi que vous le faites… » C’est très embêtant de connaître cette parole. «  Quand vous êtes trois ou quatre à prier ensemble, je suis au milieu de vous… »
Ce sont ces paroles qui me font vivre maintenant. Je n’ai jamais regretté mon choix. Je souhaite à beaucoup de faire la même découverte que moi. Quand je vois la vie que j’aurais pu avoir en France et celle que j’ai là-bas, je rends grâce pour le chemin que le Seigneur m’a fait faire. Je crois qu’il faudrait que plus de jeunes français viennent découvrir ce qu’est l’essentiel d’une vie en Afrique.