Des Hommes et des Dieux


un film de Xavier Beauvois,
récompensé au Festival de Cannes 2010 par le grand prix du Jury, le prix du Jury Œcuménique et le prix de l’Éducation Nationale.



Du Psaume 82 : Je le déclare vous êtes des dieux, vous êtes tous des fils du Très Haut, pourtant vous mourrez comme des hommes, vous tomberez comme des princes.

1. Partir ou rester ? Une peur partagée avec une population dans l’angoisse

En allant prendre des billets pour ce film de Xavier Beauvois : « DES HOMMES ET DES DIEUX », je me suis trompé dans l’annonce du film, j’ai demandé distraitement des billets pour « DES RACINES ET DES AILES s.v.p. » !

Je n’étais pas si loin du titre original, tant ces hommes de Tibhirine, moines de l’Atlas, sont fortement campés et bien enracinés dans cette terre algérienne, reliés à une population de villageois qui leur disaient en substance : Ne partez pas, vous êtes pour nous cette forte branche sur laquelle nous nous posons en oiseaux de passage, et non le contraire comme vous le croyez. Quant à leurs ailes, elles se déploient peu à peu au cours du film, visibles aux cœurs purs, derrière ces hommes si sensibles aux émotions humaines, habités par la joie des humbles, communiant à la détresse des humiliés, fraternels avec discrétion et mesure, laissant à chacun l’espace nécessaire à sa foi comme à sa liberté.

Dans une tension de plus en plus palpable, commune aux moines comme aux villageois, due aux menaces terroristes, la communauté cistercienne apprend à s’arracher avec peine à cette terre algérienne épousée, pour un envol un peu fou, dans la foi, mêlé de doutes et de peurs. C’est pour chacun, selon son histoire, ses attaches et son caractère, l’épreuve redoutable, la purification non choisie, l’ultime acte libre à conquérir sur soi, en ayant devant soi que l’image du Maître s’offrant pour le salut du monde, à qui tous ont déjà donné leur vie. Chaque moine mûrit sa décision personnelle de devoir quitter le monastère ou non, à l’aide de la Parole méditée ou chantée dans la liturgie, dans la prière personnelle et la vie monastique, à travers la vie en solitude et le travail, les repas eucharistiques ou fraternels, les chapitres et les rencontres extérieurs.

Les villageois, qui s’étaient depuis longtemps regroupés autour du monastère, comme autour d’un marabout, pour y trouver la paix d’un lieu béni, en étaient venus à penser que l’histoire et l’avenir de ces moines et leur propre destinée de village algérien musulman étaient intimement liés. Belle réussite que cette implantation d’un monastère chrétien en symbiose avec son pays d’accueil ! En voyant au long des jours cette fraternité heureuse et solidaire entre des autochtones et un monastère venu d’ailleurs, nous sommes à mille lieues d’un certain esprit colonial, néfaste et destructeur, dont a tant souffert l’Algérie !

Là nous voyons des moines servir sans ostentation ni richesse insolente, une population démunie de tout, pour construire avec elle, et non pas à côté d’elle ou à son corps défendant, un monde fraternel, des liens d’estime profonde et de confiance réciproque. Là, quelque chose du royaume de Dieu est en marche dans le dialogue des cultures et des religions au travers des services rendus dans la vie quotidienne. Là, même les terroristes venus au monastère à la veille de Noël pour exiger par les armes des soins et des médicaments, reculent en apprenant des moines qu’ils s’apprêtaient à fêter la naissance de Jésus, prophète reconnu et estimé de l’Islam. Là, l’étranger fait à présent partie de la famille et les moines sont attendus avec des you you d’allégresse aux fêtes traditionnelles. Là, même un vieux moine, le frère Luc, médecin (Michaël Lonsdale) conseille et reçoit les confidences d’une jeune adolescente troublée par son premier amour.

2 . Quand un verset prophétique devient réalité

Le verset du Psaume 82 cité en exergue du film en est une clé incontournable, une promesse où se cachent mystérieusement la gloire et la croix.

Sur la place du marché, villageois venus vendre les produits de leur terre et moines leur production de miel, se retrouvent à égalité de traitement, tous fils du Très Haut. Dans leurs échanges commerciaux emprunts de fraternité et de paix, dans la reconnaissance mutuelle qu’ils s’octroient, ils sont les dieux de la Terre Promise, même si tous ne le savent pas encore. En revanche, tous savent et craignent les menaces du terrorisme aveugle qui cernent leur village, leurs familles, le monastère. Tous ont peur de mourir comme des hommes, tous ne savent pas encore qu’ils tomberont comme des princes, comme les saints innocents, comme des martyrs qui recevront de Dieu la couronne de la fidélité, la reconnaissance des justes.

De ce film magnifique surgissent plusieurs grands moments comme ces dialogues des frères en chapitre sur la question de savoir s’il faut partir ailleurs ou rester ensemble jusqu’au bout, ou le dialogue du frère Luc sur l’amour véritable ou les scènes du soin apporté à tous sans distinction.

Mais il y a un autre sommet du film qui nous prélude au dénouement dramatique. C’est celui où la dernière eucharistie de la communauté se poursuit par un ultime repas des frères, vécu comme une « Cène » prolongée dans la transfiguration progressive des visages de chaque moine. Un fond de musique surprenant, un extrait du Lac des cygnes de Tchaïkowski, vient faire vibrer ce sommet d’humanité ou la grâce et la culture se rejoignent dans une douce harmonie. C’est aussi un moment de Pentecôte, dans une silencieuse communion fraternelle autour d’un verre de bon vin et une complicité de regards échangés autour de la table, comme à l’improviste et par miracle. Passe alors, d’un visage à l’autre, un sourire lumineux puis une joie irrépressible. Puis, un à un, les visages s’éteignent dans d’obscures pensées, et les instants de joie rayonnante s’effacent d’un visage à l’autre dans l’amère douleur et la gravité des larmes, chacun se sachant proche de l’heure inéluctable du sacrifice.

L’image des sept moines de Tibhirine marchant et s’effaçant péniblement dans la neige et le brouillard d’un petit matin, encadrés de soldats les pressant d’avancer sans ménagement, nous laisse l’impression que leur sacrifice est déjà consommé.

Ils sont en accord profond avec cette neige blanche et pure qu’ils foulent d’un pas hésitant. Ils s’en vont vers le Royaume, revêtus de la tunique blanche reçue à leur prise d’habit en rappel de leur robe baptismale. Elle sera bientôt rougie de leur propre sang, à l’image du Sang de l’Agneau, leur Maître et Seigneur.

Alors que nous atteignons les Portes de l’Invisible, l’ultime épisode connu de leur histoire : l’interview dans la grotte des frères reclus, vient nous rappeler à la dure réalité des rapports humains, à celle de la guerre des communiqués et des marchandages politiques.

3. L’Evangile vécu, ferment d’humanité et de paix.

Parmi bien des conclusions permises à la vue de ce film, on peut dire que ces hommes sont mieux que des héros, des frères transfigurés, divinisés, des prophètes de l’amour victorieux, parce qu’ils ont accepté jusqu’au bout le pari de l’aventure de la foi, celui de l’amour fidèle au Dieu de leurs promesses et à ce peuple d’Algérie qui, les regardant vivre, les accompagnait à leur façon et les aimait. Ce film est sans aucun doute un hymne à la fraternité universelle.

Le réalisateur Xavier Beauvois disait dans une interview à La Croix que ces moines étaient des aventuriers de l’intelligence, de la foi, et de l’amour. Dans un cadre de vie et des rites qui peuvent paraître à certains désuets ou pure répétition du passé, ils nous offrent cependant toute la nouveauté de l’amour vrai, la puissance de l’Esprit qui fait toute chose nouvelle.

Pour nous, Chrétiens, cette odyssée cistercienne est un des plus beaux chants d’espérance qui s’élève à la face de l’humanité. Elle nous rappelle le Chemin de Jésus, le Serviteur, le chemin de son incarnation jusqu’au don total. Et les hymnes en langue française conquièrent enfin leurs lettres de noblesse auprès d’un public habitué à ne sacraliser que le latin traditionnel pour exprimer la spiritualité la plus haute.

Ce film prouve encore à tous que vivre à fond sa foi chrétienne est une école de liberté et non pas d’aliénation. En se trouvant soi-même, pauvre et mendiant, on rencontre un Dieu de joie et de tendresse et l’on se découvre des frères.

Certes, en quittant une salle de cinéma comble et tout acquise à l’exemple donné par ces moines, on pouvait aussi se dire que le message évangélique a encore un bel avenir devant lui, et qu’il attend d’autres témoins courageux et fraternels, porteurs de paix et d’espérance.

F. Gilles Rivière ofmcap.
Paris, le 9 septembre 2010