Méditation : François d’Assise, sur les traces de Jésus serviteur


A deux reprises, dans sa première Règle, François [d’Assise] utilise au sujet de lui-même la formule « serviteur inutile ».
Cette formule pourrait être prise pour une expression de bienséance religieuse ; mais ce serait n’avoir rien compris à la liberté de parole chez François. On pourrait aussi y voir la manifestation d’un goût morbide de l’humiliation ; mais ce serait méconnaître le goût de François pour la vérité. Force est de prendre cette formule au sérieux.
En se qualifiant de « serviteur inutile », François utilise un énoncé de l’évangile. Son but n’est pas de dire : « Je ne sers à rien ! ». Son but est de se conformer à la consigne paradoxale de Jésus : « Quand vous aurez fait ce que vous deviez, dites : Nous sommes des serviteurs inutiles ».
Le mot serviteur et l’adjectif inutile sont des termes de signification opposée. Joindre ces termes en un si bref raccourci suggère une vérité qui ne relève pas de l’évidence. En se disant serviteur inutile François énonce moins une explication qu’une invitation à réfléchir. Il récuse l’idée de service telle que la prônent les systèmes en vigueur autour de lui, dans la féodalité, dans la commune ou dans l’Église. En se disant inutile, François échappe à tous ceux qui voudraient l’utiliser.
[…] Aucun univers peut-être n’a usé autant que le nôtre du mot service. Mais ce mot prestigieux ne sert-il pas souvent à masquer des situations où l’homme est simplement utilisé ? Il n’y a pas que le service militaire qui réduise la vérité de l’homme à son utilité...
En suivant Jésus pauvre et humilié, François a compris d’expérience que Jésus n’est pas serviteur d’abord par l’utilité des choses qu’il fait pour l’homme. Jésus est serviteur d’abord en vivant en vrai homme ses rapports aux autres hommes. Il ne décide pas de ces rapports avec eux à partir d’un projet sur eux, élaboré par lui-même ou par d’autres. Il est serviteur en ne servant à rien. S’il avait servi à quelque chose, il aurait signifié par là que ce quelque chose avait pour lui plus de prix que lui-même, Fils de l’homme. Il sert les hommes en refusant d’être utilisé par eux. Par là, il leur fait comprendre en quoi « leurs œuvres sont mauvaises » (Jn 3, 19). Les œuvres des hommes sont mauvaises chaque fois que des hommes y sont utilisés pour que triomphent des idées, des intérêts ou des projets d’homme.
Ceux qui n’ont pas voulu recevoir ce message de Jésus l’ont traité en conséquence. Ils l’ont exclu de leur monde. Dans cette exclusion, il est devenu le servus (l’esclave) suspendu à la croix. Mais par son consentement à cette mort, il a ouvert aux hommes le chemin de leur salut. Du haut de son gibet d’esclave, Jésus-Christ dit aux hommes la vérité de leur être d’homme. Il les provoque à devenir des hommes en étant les uns au service des autres sans se laisser réduire à être seulement utiles les uns aux autres.
Pour François d’Assise, se dire serviteur inutile est une profession de foi : il veut être au service de ses frères les hommes à la manière de Jésus-Christ.

[…] François s’est frayé son chemin à la suite de Jésus-Christ en repérant les traces de Jésus-Christ en son existence de serviteur. Cette marche a fait de lui un vrai homme parce qu’elle l’a mis aux prises avec la réalité concrète du monde des hommes.
De 1209 à 1217, il a pu aller ainsi de l’avant, entraînant joyeusement dans cette marche le groupe de frères venus se joindre à lui. A partir de 1217, il a commencé de sentir que dans cette marche tous n’étaient pas soulevés par les mêmes élans que lui. C’est à ce moment-là surtout qu’il a eu besoin d’observer attentivement les traces du chemin suivi par Jésus-Christ. Par volonté d’être utile à ses frères, il aurait pu envisager de les contraindre. Il leur aurait parlé d’un idéal à conserver ou à atteindre.
La fidélité à suivre Jésus-Christ serviteur a préservé François de cette erreur.
Être utile à ses frères en leur dictant des comportements qui n’auraient pas procédé de leur vouloir eût peut-être assuré le prestige et la gloire de la Fraternité. Mais ce résultat aurait été obtenu au détriment de la croissance de l’homme en chacun des frères. Avec Jésus-Christ et à la manière de Jésus-Christ, François s’est appliqué à rendre possible cette croissance en tous.

(Extrait de M.A. Santaner, François d’Assise et de Jésus, Desclée, Paris, 1984)