Le militant ouvrier que je suis devenu, bardé aujourd’hui de responsabilités locales et régionales dans le domaine de la santé, qu’a-t-il de commun avec le Capucin tout frais émoulu de trente ans qui, en octobre 1967, se présentait au Bureau d’embauche du C.H.U. de Nancy ?
- Avez-vous du travail pour moi ?
- Que savez-vous faire ?
- Pas grand-chose ! (Je bredouille)
- Vous savez balayer, laver la vaisselle ?
- Oui, bien sûr !
- Alors vous êtes embauché comme "employé de salle".
La secrétaire me rattrape dans le couloir :
- Vous ne voulez pas savoir ce que vous allez gagner ? Vous êtes bien le premier !
Oh, non, ne croyez pas que j’étais désintéressé à ce point ! Je venais de faire le premier pas dans le monde du travail. Je mettrai des années à apprendre le langage de ce monde !
Les premières années furent difficiles : horaires très contraignants, fatigue physique, travail harassant, acceptation difficile de mon nouvel état. Tout était fait pour nous maintenir dans notre rôle : l’employé doit travailler, ne jamais rechigner, se taire. Nous étions en fait ignorés, à tel point que des collègues se vantaient d’une engueulade du chef ; ils avaient l’impression d’exister. Un peuple de résignés, de silencieux ; même les syndicats passaient souvent à côté.
Comme les autres, j’ai vécu ces années d’humiliations, de brimades quotidiennes dont se nourrissent les « petits chefs » en quête de pouvoir. Que de révoltes avalées, que d’envies de crier et d’exploser retenues, de dire qui je suis ! Expérience qui m’a décapé : un "minus" dans un monde hiérarchisé à souhait. "Minus", "minorité", "frère mineur" : des mots qui résonnaient singulièrement. Ils ont pris un autre goût : celui d’indignation, de la non-acceptation, de la révolte !
Oui, les premières années m’ont appris ce qu’est la minorité : pas forcément une valeur lorsqu’elle est imposée, mais une négation de la dignité. Je me suis souvent senti proche de François d’Assise, rejeté et humilié après avoir quitté son milieu.
C’est plus tard que j’ai été affecté en radiologie comme « manoeuvre » : une promotion ! C’était la faute de Mgr Pirolley, à l’époque évêque de Nancy. Il s’était déplacé à l’hôpital pour voir le « petit Capucin », hospitalisé pour une appendicite aiguë. La religieuse, chef du service, lui explique, en lui montrant les chambres individuelles réservées aux prêtres, qu’elle n’a pas de « Capucin » dans son service. L’évêque, qui était têtu, a fini par me découvrir au milieu des soixante lits de la chambre commune. Quel choc pour la Religieuse ! « Mais, c’est notre Aloyse ! » Elle encaisse mal ce qui est vécu dans son service, depuis deux ans : « Je ne vous connaissais pas, je vous ai mal jugé... » Il valait mieux changer de service...
Des gens bougent
Il y a eu Mai 68, un moment inoubliable, et peu à peu, au fil des événements, des réunions A.C.O. (Action Catholique Ouvrière), des rencontres entre prêtres-ouvriers, de la découverte des militants dans l’établissement, une autre réalité s’imposait à moi : dans ce monde qui semblait figé, impénétrable, des gens bougent ; des hommes et des femmes sont en quête d’un monde meilleur, luttent, organisent la solidarité, donnent du corps à ce que nous appelons l’amour du prochain. Que de rencontres d’espérance, que de foi vécue quotidiennement ! Jésus a si souvent mis l’accent sur la foi de ceux qui ne sont pas de notre Église : le centurion, la Samaritaine et autres « infidèles ». Que l’Évangile m’a paru actuel ! C’est le début d’une longue période de découverte de la solidarité ouvrière, de l’apprentissage des mécanismes administratifs, politiques, économiques à partir des événements concrets. Au-delà de ma condition personnelle, le regard s’élargit : que de drames vécus autour de moi, que de vies brisées, que d’injustices intolérables, de gens inexorablement broyés ! La machine administrative ne s’attarde pas aux détails.
Peu à peu, une autre réalité s’imposait à moi : j’ai bien changé de monde ; je commence à en comprendre les mécanismes et à endosser le quotidien. Mais ce monde me questionne, m’interpelle. Le compagnonnage avec les militants, devenus copains, la confrontation permanente à partir de l’événement quotidien, avec tous les milieux, les échanges réguliers entre frères au travail, les équipes de prêtres-ouvriers, le groupe de prière et de méditation : que d’occasions pour élargir le regard, peser les décisions à prendre et les choix à faire ! La vie est un mouvement ; rien n’est jamais acquis ; rien ne doit être figé.
Par la force des choses, le militant devient homme public et se doit d’assumer les conséquences de son choix. Que n’a-t-on essayé de m’« acheter » pour que je cesse mon engagement ! La solidarité, quand elle s’exprime avec force, n’est pas forcément acceptée ni comprise, ni bien reçue, même dans le milieu chrétien. Et que dire de toutes les tentatives de répression sous toutes les formes, orchestrées par ceux que le militant dérange ? Pas plus que les autres, je n’ai échappé à cette réalité, souvent douloureuse.
Le Royaume vient
Aujourd’hui, ce n’est pas l’heure du bilan, simplement une halte, en passant. De mes vingt années dans le monde du travail, je ne tirerai pas de nouvelles théories sur la vie religieuse. Quelques convictions simplement, en toute modestie, conscient que je suis d’être encore loin du compte...
Ce qui m’apparaît avec force, c’est que la vie religieuse, la vie chrétienne, l’expérience humaine, ce sont des réalités inséparables. Cela veut dire, pour moi, que la voie royale de rencontre avec le Seigneur passe par notre expérience de vie d’homme et de femme. C’est dans notre humanité concrète, assumée, que Jésus se révèle à nous.
Et ce qui est vrai pour moi, individuellement, l’est aussi pour ce que nous appelons le « Royaume de Dieu ». Il n’est pas ailleurs que dans cette tentative, désespérée et utopique pour certains, de créer !
Frère Aloyse KRIEGEL