Frères, parce que fils d’un même Père


Le thème de la fraternité chez François d’Assise est certainement un des accents majeurs de la famille religieuse issue de lui. Allons-nous aussi loin dans la cohérence et la dynamique de ce thème que saint François le désirait et qu’il a si ardemment incarné lorsque nous le reprenons pour nous l’approprier comme projet de vie, comme un "déjà là et pas encore" en regardant notre relation à Dieu le Père, et notre vivre ensemble ? Pour François, si nous sommes frères, c’est d’abord par ce qu’il y a un Premier-né d’entre les morts, Jésus de Nazareth, le Christ. C’est à partir de Lui, en Lui et avec Lui qu’une fraternité devient possible pour un monde nouveau. C’est en vertu de l’Incarnation parmi les hommes du Verbe de Dieu, du Fils unique, qu’une nouvelle création devient possible. Une restauration des relations de l’humanité avec Dieu et des êtres humains entre eux a été inaugurée par la naissance, la vie, la mort et la résurrection de Jésus. Les cieux se sont ouverts, un monde nouveau est déjà né.

Mais il ne s’agit pas simplement de nous relier au Père par la grâce du Christ, en suivant le conseil de Jésus : « Vous n’avez qu’un seul enseignant, et vous êtes tous frères. Ne donnez à personne sur terre le nom de Père, car vous n’avez qu’un seul Père, celui qui est aux cieux. Vous n’avez qu’un seul maître, le Christ. » (Mt 23,8-10)

II n’est pas suffisant pour nous de reconnaître en Dieu notre Créateur en qui nous avons le mouvement et l’être, le souffle de vie et l’invitation gratuite à vivre dans son royaume, comme si nous avions été créés seuls et indépendants de l’univers qui nous porte et nous nourrit. Nous avons été voulus par le Créateur comme le couronnement de sa création avec le monde pour jardin, une fois que les conditions d’accueil de l’humanité sur terre ont été réunies. Je pense que nous pouvons lire les récits de création de la Genèse dans ce sens, sans pour autant tomber dans un fondamentalisme absurde.
C’est l’univers entier, visible et invisible (la création entière avec toutes ses créatures) qui est appelé à trouver sa juste place dans l’immensité d’un monde dont nous ne connaissons ni les bornes ni toutes les phases de développement. Nous ne serons pas fils ou filles du Père en plénitude si nous nous désolidarisons du reste de la création animée ou inanimée, sans un respect actif et infini de toutes les créatures. C’est pour cela que le "Cantique de frère Soleil" ou "Chant des Créatures" de saint François manifeste, avec éclat et prophétisme, l’avenir radieux d’un monde restauré selon la volonté du Père, mû par son Esprit et réconcilié par le Christ.

Dans son "Chant des Créatures", François fait entrer dans sa ronde enchantée toutes les créatures appelées à se donner la main et à se reconnaître mutuellement dans leur vocation propre. Du désordre et du non-sens introduit insidieusement dans le monde avec les initiatives malheureuses du genre humain, François veut être acteur de sa restauration, coopérateur d’un ordre nouveau désiré par le Père et inauguré par le Fils. Le souffle qui anime son Cantique des Créatures est celui d’une Pentecôte élargie à tout l’univers créé. Pendant sa vie, François fraternise, dialogue, lie amitié avec toutes sortes de créatures qui se sentent honorées de l’avoir pour frère et solidaire de leur modeste vie d’oiseau, de poisson, de cigale, d’alouette ou de loup. Mais il saura aussi remettre à leur place les créatures qui gênent son action.

Pour François, tout se tient, toutes les créatures ont leur raison d’être et le genre humain se doit de magnifier un monde créé par amour et pour la joie de tous. Nous avons à annoncer un monde nouveau où la paix règnera entre des créatures qui ne seront plus rivales mais capables de vivre en harmonie les unes avec les autres, selon la vision d’Isaïe (Is 11,6-8). Naïveté franciscaine, pieux souhait ? Pourtant, ce monde-là nous est entrouvert par la Parole de Dieu. Certes, ce monde nouveau où la fraternité sera universelle est encore loin et balbutiant dans nos récentes tentatives de protection de la nature, d’inquiétudes environnementales, etc.

Nous sommes frères et sœurs de tout élément minéral, végétal ou animal de l’univers créé parce que nés, comme toute créature, de la volonté du Créateur, de sa bonté prodigieuse et généreuse qui se déploie chaque jour sous nos yeux. D’ailleurs, l’examen attentif des lois qui régissent le monde des vivants démontre chaque jour l’interdépendance et la solidarité biologique des êtres créés. À des degrés divers, tout ce qui existe est, de quelque manière, partenaire de cette énorme aventure commune que nous appelons la création. Or, François avait ce sens très vif de la solidarité de toute chose avec sa voisine comme d’une lettre de l’alphabet pouvant, en se réunissant à d’autres, former le beau et saint nom de Dieu. Une fraternité universelle réunit donc tout ce qui existe sous le ciel, le monde visible et invisible, et rien de ce qui existe n’est inutile, mais tout se tient et participe à l’harmonie universelle.
Nous sommes donc frères, d’une manière unique et éminente, parce que tous participants de l’Esprit de Dieu, invités à l’aimer à la manière dont son Fils Unique l’aime et nous aime. Mais avant cela, nous sommes frères et sœurs à la racine de notre existence, par la volonté créatrice du Créateur qui nous a plongés dans une même communauté de destin, reliés à tout l’Univers, ce qu’exprime à sa manière la Genèse par ces premiers mots et ceux qui les suivent : « Au commencement, Dieu.. » (Gn 1)
Les scientifiques égrèneraient volontiers la liste de tout ce dont nous sommes redevables, comme êtres humains, aux autres créatures de rangs inférieurs, vertébrés ou invertébrés. Nous savons, en outre, que dans l’ordre de la grâce et de la foi, il n’y a de supérieur et de grand que dans le don et le service. Sans cesse, les sciences nous rappellent la multiplicité des dépendances et les chaînons qui relient tous les vivants. Un jour viendra où nous saurons mieux reconnaître tout ce que nous devons à nos frères et sœurs les Créatures, cachées au cœur de l’infiniment petit ou de l’infiniment grand. Ce jour-là, à la suite de François, dans le respect de la moindre pierre ou de l’infime ver de terre, nous réaliserons mieux la nécessité de devenir fraternels avec toute la Création et comment vivre pleinement à la hauteur de notre dignité de fils et filles de Dieu,notre Créateur,source de tout bien et de toute bénédiction.

Frère Gilles Rivière, ofm cap, Paris (75)

paru dans la revue Arbre