Henri Singer, engagé sur une route sans fin


S’asseoir devant frère Henri Singer et l’écouter raconter son cheminement humain et spirituel est un bonheur... humain et spirituel, tant le récit est dense et profond.

Ce matin-là, le ciel était gris et un épais brouillard recouvrait la région de Strasbourg. Frère Henri commente avec humour : « Le soleil ménage son carburant pour l’été ». Les Alsaciens sont habitués à « ménager », eux qui ont eu à vivre le pire plusieurs fois depuis un siècle et demi, changeant cinq fois de nationalité pendant cette période.
Henri est né le 23 janvier 1923 à Keskastel, un village qui jadis servait de point d’appui aux légions (romaines ?) et fut un temps rattaché à la Lorraine : « Nos us et coutumes, notre parler, notre manière de construire les maisons étaient beaucoup plus lorrains qu’alsaciens », fait-il remarquer. Son père, né après 1870, parlait allemand et était invalide à 80 % après avoir été blessé sur le front russe au cours de la Grande Guerre. Il avait une exploitation agricole très modeste, avec deux ou trois vaches.

École primaire, d’abord, à Keskastel, puis le Certificat d’études obtenu, cap sur Koenigshoffen où il a fréquenté pendant trois ans l’École des missions ou École séraphique. Cette institution, qui jouxte le couvent des Capucins, s’appelle aujourd’hui « Joie de vivre » et poursuit sa mission éducative en lien avec la Fondation des Apprentis d’Auteuil. Puis la Seconde guerre mondiale se déclenche, les Nazis réquisitionnent l’École des missions pour en faire un lieu de résidence et l’adolescent part pour Angers ; il y entre en Seconde. En 1942, c’est la mobilisation forcée et Henri devient un « malgré nous ». Tous ceux qui avaient des études secondaires étaient destinés à l’école des officiers, mais un groupe d’Alsaciens, par sens de l’honneur, a refusé cette affectation. Les rebelles ont alors été envoyés sur le front russe. Henri y a été blessé plusieurs fois. La première fois, une balle lui a traversé la jambe et il a été ramené en Allemagne où il a été entre la vie et la mort pendant deux à trois mois. Par la suite, il a été frappé par des éclats d’obus qui ont atteint des organes vitaux comme le foie, le pancréas, le canal biliaire... Plus tard, un médecin de Mulhouse ayant pris connaissance du rapport médical affirmera qu’une personne sur mille peut survivre à des blessures aussi graves.

Pendant sa convalescence, il a demandé une permission pour retourner dans son village, risquant sa vie en prolongeant son voyage en train au-delà du lieu de débarquement prévu. Arrivée sur place, une dame sortant du cimetière et le reconnaissant lui dit : « On a enterré ton père il y a deux jours ». Ce dernier ne s’était jamais remarié après le décès de son épouse survenu alors qu’Henri avait dix-huit ans. En fuite, le jeune homme a rejoint l’armée française qui lui a accordé une permission illimitée. C’est alors l’entrée au noviciat au Mans qui faisait partie de la province des capucins de Paris.

Le choix des pauvres

La guerre terminée, il revient en Alsace, entreprend des études théologiques, est ordonné prêtre en 1952. Il demande de partir pour Madagascar, ce qui lui est refusé ; il continue donc à se perfectionner en théologie jusqu’au niveau du doctorat. À ce moment survient un tournant de sa vie. « Je n’avais pas envie de faire une thèse mais, comme Capucin, j’avais plutôt envie de me retrouver avec les pauvres ». « Être parmi », comme disait François d’Assise. C’est ainsi qu’après un passage à Mulhouse, il arrive à Cernay où il vivra avec les Compagnons d’Emmaüs pendant une vingtaine d’années.
Il y côtoiera l’abbé Pierre qui a été capucin et admettra plus tard y avoir reçu une formation intellectuelle et spirituelle profonde. Les provinces ayant été regroupées pour la formation, frère Henri se rend à Grenoble où il passera cinq ans, avant d’aller à Bourg-en-Bresse, au noviciat. À travers tout cela, il est allé plusieurs fois à Dusenbach qui était pour lui un lieu de recueillement et de ressourcement. Les Capucins y ont assuré pendant un siècle une présence qu’ils ont dû à regret abandonner il y a peu de temps.

Le parcours intérieur de frère Henri a commencé dans sa famille, une famille très pratiquante comme l’était la majorité des familles de l’époque. « On priait à table, le matin, le soir... Le soir, mon père se mettait à genoux avec nous. Pendant le Carême, nous récitions le chapelet ».

Puis ce joli souvenir des matins de Pâques où son père le réveillait pour entendre le son des cloches que n’avaient plus sonné depuis le Jeudi saint et qui annonçaient la Résurrection du Christ. « On disait alors que les cloches étaient parties à Rome ». Toutes ces expressions de foi populaire ont servi de premiers pas sur le chemin de la foi profonde. De même que tous ces soubresauts - le mot revient souvent dans la conversation - qu’ont vécus les Alsaciens et qui les a obligés à lutter farouchement « pour réussir à rester fidèles à quelque chose ». Au moment de la guerre, le désir d’être prêtre était déjà là. Sur son lit d’hôpital en Allemagne, il avait entendu l’infirmière dire : « Le petit n’en a plus pour longtemps ». Et lui, il avait répliqué : « Vous, les Nazis, vous ne m’aurez pas ». Il avait ensuite fait part de son souhait de devenir prêtre. On lui avait dit : « Ça ne se fera pas » et il avait répondu : « Ça, c’est moi qui verrai ». Tout ça en allemand, la langue de son père et celle de la rédaction à l’école primaire, alors que le français était celle de la dictée.

« Vous ne pouvez pas comprendre », répète-t-il plusieurs fois au sujet de l’habitation de ces deux cultures dans sa personne. « Quand je voulais aborder un sujet demandant de la réflexion, je lisais en français. Quand je m’intéressais à quelque chose de plus émotif, je lisais en allemand ». Il appuie ses propos par cette anecdote concernant le philosophe allemand Kant qui prenant connaissance de la version française de ses œuvres aurait dit : « Maintenant, je comprends mieux ce que je voulais dire ! »

Toutes les souffrances liées à la situation particulière des siens conjugué à l’immense transformation culturelle qui a suivi la guerre 1939-1945 - l’allemand a été supprimé, ce qui pour lui était une bévue - ont amené frère Henri à descendre dans son pays intérieur. « Dans tout ça, ce qui est le plus important, c’est ma vie chrétienne. Elle a survécu et s’est affirmée à travers tous ces événements de ma vie. La vie spirituelle doit être entretenue par la prière, la lecture... jusqu’au bout.

Si je suis ici dans ce couvent, c’est pour aller constamment vers l’essentiel qui est d’ailleurs contenu dans l’Évangile. Il faut sans cesse approfondir les choses pour arriver à l’accomplissement spirituel, pour achever sa vie et pas seulement la finir. Et plus on s’approfondit, plus on se simplifie. L’unité intérieure en Dieu se fait par le Christ et dans l’Esprit, et avec l’Église, bien sûr. C’est Dieu en nous et nous en Dieu... Dans son Évangile, saint Jean écrit : « Jésus, ayant aimé les siens qui étaient dans le monde, les aima jusqu’au bout » (Jn 14, 1). Et sur cette route de l’accomplissement, il n’y a pas de bout parce que tout s’ouvre. Avant de remettre l’esprit, Jésus a dit « Tout est accompli » (Jn 19, 30). À travers la souffrance, bien sûr, mais le crucifié est le même que le ressuscité. Nous sommes des êtres terriblement finis, mais appelés par Dieu à l’infini. Avec et par le Christ, la finitude s’ouvre sur l’infini... »

Hospitalisé quelques mois à Vienne, frère Henri attendait impatiemment le dimanche matin. Ce jour-là, dans tout l’hôpital, on diffusait des Chorals de Bach. Celui qui l’a le plus marqué et qu’il écoute encore souvent s’intitule : « Dieu, ma joie demeure » !

Michel LEMAY, pour Mission franciscaine