Frère Henri Battut, capucin, est missionnaire en Centrafrique depuis plus de quarante ans. Il a vu le pays changer et l’Église se construire. Il nous partage son expérience pleine de saveur évangélique.
Henri, quelles sont tes racines familiales ?
Je suis né en 1934, dans une famille d’agriculteurs du Puy-de-Dôme. Je suis l’aîné d’une famille de six enfants. Lorsque j’ai eu l’âge d’aller à l’école, c’était le début de la guerre, ce qui a tout perturbé.
C’est lors d’une mission prêchée par un frère capucin pour le carême de 1946 que j’ai mordu à l’hameçon. Je m’en souviens… Il y avait une soirée missionnaire où tous les jeunes étaient déguisés en cardinaux, évêques, franciscains… Moi, je m’étais vu attribuer un habit de capucin.
Le frère nous avait raconté l’histoire d’un petit africain qui voulait absolument communier. Sa maman alla trouver le missionnaire qui répondit à l’enfant : « Il faut attendre que tes dents de lait tombent ». Le lendemain, l’enfant se présenta la bouche en sang. Il s’était cassé les dents avec un caillou ! Cette image m’a frappé.
Le soir, j’ai annoncé à ma mère : « J’ai la vocation ! ». Le lendemain, je suis allé voir le frère pour lui dire : « Je voudrais être missionnaire en Afrique, prêtre, et capucin ». Il m’a répondu que les Capucins n’avaient pas de mission en Afrique. De plus, il fallait parler français, or je parlais patois. J’ai dû faire une préparation pour entrer à l’école, en sixième. A dix-huit ans, j’ai demandé à entrer au noviciat et renouvelé ma demande pour l’Afrique.
C’est alors que la province de Lyon a ouvert une mission en Centrafrique. Ordonné prêtre, on me demanda d’assurer une présence franciscaine à Taizé. Entre temps, le fr. Christophe de Bossangoa demanda de l’aide. C’est moi qui fut proposé. Je suis parti en 1966.
Comment se sont passés les premiers contacts avec l’Afrique ?
Je me suis mis au Sango tout de suite. Dès le lendemain de mon arrivée, j’ai dû dire la messe dans cette langue avec l’aide d’un catéchiste. Le lendemain, allant laver mon linge à la rivière, j’ai fait connaissance de la femme du catéchiste qui parlait un peu français. Elle me dit que les femmes étaient étonnées que je ne leur parle pas. Je répondis que je ne connaissais pas la langue. Les femmes rétorquèrent : « Pour parler à Dieu, tu connais, mais pas pour parler aux femmes ? » Je me suis mis alors à apprendre la langue de façon intensive. Au début, la femme du catéchiste me rédigeait mes sermons. Puis je me suis débrouillé seul
Tu étais en charge de paroisse ?
Oui. Les communautés étaient échelonnées le long d’une piste de 100 km. Je circulais en voiture. Les villageois vivaient de la culture du coton. Ils cultivaient aussi des plantes vivrières. Ils vivaient très pauvrement, mais ne manquaient pas de nourriture. Par contre, ils étaient d’une richesse spirituelle étonnante.
Ils accueillaient l’Évangile facilement ?
Beaucoup connaissaient déjà l’Évangile. A Bossangoa, l’évangélisation a commencé en 1934 ! Il y avait déjà des communautés quand je suis arrivé. Mais il restait beaucoup à faire. Une des premières préoccupations fut de repérer des couples qui accepteraient une formation d’un an pour devenir catéchistes. J’avais la responsabilité de l’école des catéchistes pour toute la région. Il fallait commencer par enseigner la lecture et l’écriture, puis le Credo. Dès qu’un village demandait à devenir catholique, on constituait une communauté avec différentes responsabilités, et le catéchiste enseignait les rudiments de la foi.
Quelles difficultés as-tu rencontrées ?
Ce qui m’a été le plus difficile à vivre s’est passé lorsque a éclaté la guerre civile. Autrement j’étais porté par l’enthousiasme qui m’habitait. Il y a eu, bien sûr, des moments plus raides, lorsque j’ai dû quitter un poste pour un autre. Ces moments d’arrachement ont toujours été pénibles.
Tu as beaucoup déménagé ?
Pas tellement ! Je suis resté 9 ans à Nanabakassa, 3 ans à Bossangoa, 5 ans à Paoua, et puis retour à Bossangoa. Je n’ai jamais demandé à quitter un lieu.
Est-ce que le développement fait partie de tes projets ?
L’agriculture m’intéresse. J’ai essayé d’aider les maraîchers à mieux cultiver leur terre. Je leur ai fait découvrir la culture des radis, des salades… J’ai lancé aussi des équipes de pêcheurs dans un camp de réfugiés tchadiens. Et je suis bricoleur, j’ai réparé des radios… J’ai montré comment bricoler simplement.
Quelle est ta relation avec les villageois ?
Je rentre facilement en contact avec les gens. Je passe du temps à les écouter. Ils ont une philosophie plus humaine que la nôtre. En brousse le soir, on se rassemble au coin du feu et on a le temps de parler. Je me suis intéressé à l’éducation orale traditionnelle, aux fables, aux contes. J’ai toujours été reçu comme l’homme de Dieu... J’ai beaucoup appris.
Depuis ton arrivée, comment le pays a-t-il évolué ?
Il s’est appauvri. Autrefois les familles étaient plus unies. Les villes ont grossi au détriment de la solidarité. La misère grandit. Il n’y a pas de travail pour tout le monde, peu de commerce, pas de débouchés. Je ne sais pas ce qu’il faudrait faire pour le développement…
Et l’éducation ?
Elle a progressé dans un certain sens et régressé dans un autre. Autrefois l’éducation se faisait oralement, par la famille. Maintenant, malgré l’école obligatoire, ce n’est pas brillant. Les écoles fonctionnent mal et l’éducation traditionnelle est abandonnée. Les jeunes vont à la dérive. Ce qui est pris dans la civilisation européenne, ce n’est pas le meilleur. La culture ancestrale se perd.
Quelle est l’évolution de l’Église ?
La plupart des diocèses ont un clergé autochtone. L’Église est bien implantée. Mais le modèle, que nous avons apporté, convient-t-il ? Il faudra du temps pour que les choses s’africanisent.
Nous, les Capucins nous cherchons à développer la vie religieuse pour aider à l’approfondissement de la foi. Les diocèses ne manquent pas de vocations. Mais il y a un coté de promotion ! Les jeunes n’auraient sans doute pas la possibilité d’une formation équivalente ailleurs… C’est difficile de faire un bon discernement !
Comment vois-tu l’enracinement de la vie religieuse capucine dans le pays ?
Je suis très optimiste. Un courant est créé. La vie en fraternité prend corps.
Et le célibat ?
Le célibat, il est pour le Royaume de Dieu. Sinon il n’est pas acceptable. Aujourd’hui il est mieux accepté qu’autrefois.
Tu vis dans une communauté internationale de formation…
J’en suis heureux. On peut parler ouvertement pour se comprendre. C’est difficile pour tous, mais la fraternité progresse vraiment. A Bouar, mon objectif est de vivre en frère. J’initie au bricolage, en partageant ce que je sais faire… Bien sûr, il y a des tensions. L’appartenance ethnique crée des différences que l’on ne peut pas gommer.
Qu’est ce qui t’inspire le plus dans l’Évangile pour ta mission ?
Je n’ai pas de slogan. J’essaie de suivre le Christ simplement, en essayant de conformer ma vie à la sienne. La vie fraternelle est essentielle.
Et la pauvreté ?
Je suis très gêné de tout le matériel que nous avons, les ordinateurs, les voitures… Je suis mal à l’aise ! J’ai tenté un moment de ne rouler qu’en mobylette. J’essaie de partager au mieux, au jour le jour, avec ceux que je rencontre. Mais il y a des limites…
Tu as inventé une méthode d’alphabétisation…
Oui, pour qu’ils puissent lire l’Évangile, et mieux communiquer les uns avec les autres. Cet apprentissage se fait dans leur langue maternelle, le sango, plutôt que le français, langue étrangère pour eux. Ma méthode permet de lire dès la première leçon. Assez rapidement ils arrivent à lire des phrases simples. Je m’installe sur la place. Les leçons sont brèves, ¼ d’heure, ce qui permet de les reprendre facilement. Les adultes peuvent toujours se libérer un petit moment. Le sango est une langue facile à écrire et à parler. Je trouve d’ailleurs que les écoles devraient toujours alphabétiser les enfants dans leur langue maternelle !