La face cachée d’"Intouchables"


UNE INDÉNIABLE COMÉDIE POPULAIRE

J’ai longtemps résisté à mettre mon grain de sel aux commentaires enthousiastes qui ont salué la sortie du film « Intouchables » d’Olivier Nakache et Eric Toledano. Reconnaissons-le, c’est un film original dans sa forme et dans son fond. Voilà une comédie étourdissante, burlesque, loufoque qui allie les contraires : le luxe et la volupté d’un hôtel particulier des beaux quartiers parisiens et la condition sordide de sans papiers qui s’entassent dans un deux-pièces de banlieue.

On y retrouve les conventions grossières et les caricatures habituelles qui autorisent les préjugés les plus éculés : Philippe, l’aristocrate blanc, a toutes les facilités de mener une vie sans soucis, mais dans l’infortune de son sévère handicap physique, il a quand même besoin d’un plus petit que soi : Driss, un grand noir sorti de prison, socialement handicapé, mais sans complexe ni retenue et bien déterminé à sourire à la vie. N’ayant rien à perdre mais tout à gagner, dans son ingénuité native et ses bons sentiments, il bouscule les standards de la culture du grand bourgeois fortuné. Les fables de La Fontaine ne sont pas loin. L’aristocrate bien né croupit dans son infortune morale et la monotonie de sa solitude dorée. L’infortuné d’origine, pauvre comme Job mais travaillé par ses obligations de chef de famille, nourrie de contre-culture et de chapardises, devient le maître à penser iconoclaste de l’homme drapé dans sa superbe. Ce dernier se trouve dépourvu d’amis sincères et sans perspective exaltante pour sa vie. Il souffre de ces manques plus encore que de sa paralysie totale des membres inférieurs.

On assiste donc à un pari inconcevable, à un défi inédit qui ressemble à ces histoires extraordinaires des contes de fée : une amitié naît d’un échange de services, entre celui qui désire gravir l’échelle sociale pour survivre, et celui qui recherche à mettre un peu de sel et de piquant à sa vie ennuyeuse. Philippe donne à Driss un salaire honnête et un toit qui l’ouvre sur la culture d’un monde inimaginable. Driss apprend à Philippe à dépasser les limites physiques et psychologiques de sa vie en fauteuil roulant, à se moquer des conventions culturelles et des rigidités de son milieu pour conquérir une liberté plus haute. Driss s’essaie à vivre entre deux mondes, celui de sa famille du quart-monde, acculée à vivre dans la débrouille perpétuelle, pressée par l’urgence d’une vie décente, éprise de justice et d’éducation, et le monde des riches occupés à soigner leur rang et leur image dans des innovations perpétuelles.

LES LIMITES DU GENRE

Mais peut-on vivre plus longtemps une forte amitié née du choc de deux mondes qui s’ignorent et dans l’ambiguïté de valeurs opposées ? Philippe reste le seigneur des lieux et le patron qui définie les valeurs. Driss tient son rôle d’amuseur et de clown de service, qui casse un peu les habitudes, mais demeure le loufiat toléré. Une complicité touchante les réunie doublée d’une compassion réelle partagée, mais ce sera insuffisant pour ouvrir un peu plus que des brèches entre leurs univers opposés.

On rit beaucoup du côté Gaston Lagaffe et des prouesses audacieuses d’Omar Sy. On s’émeut de la finesse de son jeu bourré d’énergies et de sa tendresse cachée, derrière des maladresses sans méchanceté. En contrepoint, la rigidité physique et morale de François Cluset, engoncé dans les principes d’une représentation sociale exigeante, et soumis aux jugements incessants de son milieu, nous rend perplexes quant à l’heureuse issue de cette sorte de mariage arrangé, même si la fortune de l’un facilite considérablement la vie de l’autre.

Le tour de force du film est de lever pendant deux heures la chape de plomb et les tabous qui pèsent encore sur les malheurs des grands paralysés que nos sociétés marginalisent si facilement, sans leur fournir assez de moyens de vivre le plus possible comme tout le monde. À ce sujet, « Intouchables » nous offre un réel service. Il ose parler de la vie diminuée des victimes de handicaps lourds, même si Philippe est un handicapé bien particulier, bénéficiant de beaucoup de moyens techniques et financiers et d’un entourage compétent pour l’aider. « Intouchables » vient aussi effleurer et retoucher les préjugés inconscients des noirs face aux blancs et réciproquement, tout en montrant le fond de racisme ou de « délit de sale gueule » qui traînent encore dans nos sociétés et rendent vraiment intouchables ces deux exceptions : Driss et Philippe, frappés par la grâce d’avoir franchi des interdits et des barrières sociales. On a du mal à croire qu’il ne reste aucune touche de ressentiment, aucun sentiment d’inégalité des chances chez Driss et que Philippe puisse partager réellement les soucis quotidiens de la famille de Driss. Mais ne cassons pas le ressort du film : pour nos deux héros, nécessité fait loi !

UN FEU COUVE SOUS LES RIRES RAVAGEURS

Derrière cette fiction qui trouve ses racines dans une histoire réelle, le film gomme cependant des réalités culturelles et des valeurs qui ne méritent pas d’être à ce point balayées, ou alors il ne restera bientôt rien de notre culture et de nos valeurs occidentales.

Ce film porte en lui un caractère iconoclaste et nihiliste par rapport à notre patrimoine et à des siècles de culture occidentale. Avec désinvolture, et dans l‘ignorance naïve de la valeur d’une peinture, d’une musique, d’un comportement social, Driss renverse les valeurs d’un monde où il avance « comme un éléphant dans un magasin de porcelaines ». À sa défense, il est vrai que certaines scènes montrent l’artificiel et le ridicule des rapports de l’argent et de l’art, et font songer aux marchands du temple dont les étals sont renversés par Jésus. Le comportement de Driss, qui n’entend rien à l‘art et au monde culturel de Philippe, donne à penser qu’il contribue utilement à renverser des idoles, à assainir l’univers étouffant et mondain de Philippe. Mais est-ce si sûr ?

C’est la réflexion du journaliste Marc Baudriller, dans un billet sur Radio Notre Dame intitulé « regard sur les Médias », qui m’a alerté sur les limites du film, parlant même de « négation de la culture ». Il est vrai que le comportement instinctif et généreux de Driss est plus que dérisoire et insuffisant pour juger de la valeur d’une culture, même si celle-ci se complaît parfois dans une adoration narcissique d’elle-même, avec insolence, esprit de domination et une insupportable vanité. N’oublions pas aussi qu’une partie importante de notre culture transporte aussi notre foi et les mille et une façons de se trouver incarnée dans le paysage physique, artistique et mental de notre pays.

Il y a donc comme une démarche révolutionnaire, sectaire et barbare, de sans-culotte, dans le rejet instinctif de Driss d’accepter les habitudes et les goûts culturels de Philippe. Certes, nous rions de sa désinvolture quand il fait tabula rasa d’un monde qui n’est pas le sien et dans lequel il ne pourra jamais vraiment entrer. Mais a-t-il vraiment le droit de détruire le monde de Philippe ? Et que propose-t-il en remplacement de cette culture d’une élite incompréhensible à ses yeux ?

UN CONTE DE FÉE QUI N’EST PAS ENCORE LE PARADIS

Le conte de fée s’arrête donc là, devant le constat de deux mondes encore incapables de se comprendre vraiment, de se respecter dans un vrai partage culturel. La comédie burlesque, la farce tendre sur un sujet délicat touche ici ses limites et accumule plus de rires jaunes inavoués que l’on ne croie. On s’empresse d’écarter ces ombres devant le triomphe du film et la performance de ses acteurs.

Par le biais d’un manque, celui d’une mobilité autonome et par celui d’avoir besoin d’autrui, on peut peut-être accéder à un partage de vie plus ample et à la riche expérience de s’aimer les uns les autres, sans chercher à aimer systématiquement ceux qui vous aiment, à fréquenter ceux qui vous ressemblent etc. ...Alors, l’évangile n’est pas loin … Mais ce n’est pas le propos du film qui ressemble davantage à une version aimable de la fable de Jean de La Fontaine : « le loup et de l’agneau ».

Prenons donc ce film comme une énorme comédie, une farce et attrape de génie plein d’étincelles qui s’entrechoquent entre deux mondes jamais invités à se rencontrer. Mais si un jour ces deux mondes : le haut du pavé et celui des cages à poule fraternisaient pour de bon, nous serions aux portes du paradis !

Frère Gilles Rivière, ofmcap. Paris