Rencontres aux frontières de l’humanité : frère Aloyse Kriegel


7h30 ce matin de Juillet, je remonte le cours de l’Ill, cet affluent du Rhin qui ceinture le centre de Strasbourg. J’aime ce temps " d’approche" de mon lieu de travail, le Centre d’accueil social et de soins de Médecins du Monde. A deux pas du Centre je m’arrête aux deux pâtisseries qui nous donnent les petits pains et croissants invendus de la veille, ils accompagneront le café que nous servons à nos visiteurs. Une quinzaine de personnes attendent devant la porte, des visages connus, quelques nouveaux. Je les installe à la salle d’attente, l’ouverture est à 9h. D’autres suivront toute la journée.

Un réseau de Centres en France...

Une trentaine de Centres sont ouverts en France depuis quinze ans. Ces Centres accueillent et soignent gratuitement les personnes en grande difficulté, autochtones et étrangers. 8h30, les bénévoles arrivent, Jean, le dentiste et son assistante, Jacques le médecin, Thérèse, l’infirmière, Laurence, l’assistante sociale, les deux psychologues, le psychiatre, Bernard et Dana pour l’accueil social… Installés dans un minuscule 5 pièces, nos services fonctionnent avec un personnel de roulement : 120 personnes se relaient sur une semaine par équipes sur des demi journées.

Qui sont-ils ?

Personnes en détresse, gens de la rue, souvent désocialisés, brisés, avec peu de chance de remonter la pente. Chaque personne est une longue histoire...
Personnes venus de l’étranger, Afrique noire, Afrique du nord, pays de l’Est, Balkans, Tchétchénie... Raisons multiples et complexes, les situations politiques, la pauvreté de certaines régions, l’envie ou le besoin de "trouver mieux" ailleurs...

Pourquoi des Centres MDM ?

Une mobilité en augmentation permanente projette des foules de personnes sur les routes, essentiellement vers les pays "dits développés".
Des personnes de plus en plus nombreuses, décrochent d’une vie "de normalité", pour des raisons variées, échecs à répétition, impossibilité de s’adapter, refus du système, choix d’une vie en marge, alcool etc.
Ces réalités malmènent et fragilisent les personnes au point de les exclure de tout service institutionnel et rendent problématique toute tentative d’insertion.
Les déficiences des services publics, inadaptés pour accueillir les personnes en grande détresse, par manque de moyens et par la routine des approches trop institutionnelles.
L’absence d’une politique de l’immigration concertée, commune aux états européens et l’incapacité de faire face aux conséquences de l’immigration sauvage. Quelques soient les causes de ces situations, nous ne pouvons ignorer les conséquences sur les personnes.

Aller à leur rencontre

Nous nous sommes organisés aussi pour des sorties. Une équipe avec ambulance sillonne les rues de la ville, plusieurs fois par semaine, surtout de nuit, tente de dénicher une place en foyer pour les cas sérieux. Des équipes de soins se rendent aussi dans certains foyers, pour une aide médicale.

Dans quel esprit travaillons nous ?

  1. Nous pensons que toute personne a des droits fondamentaux et doit pouvoir y accéder, même et surtout lorsque les accidents de la vie les en ont éloignés.
  2. Notre engagement est collectif. En tant qu’ONG, notre rôle consiste d’abord à faire respecter ces droits, à les rendre accessible, à agir, avec d’autres partenaires, sur les causes ( pauvreté, précarité, déséquilibres entre pays et continents, régulation des flux migratoires...)
  3. Au même titre que dans les pays étrangers, nous avons décidés d’intervenir en France, en raison de l’urgence pour tirer la sonnette d’alarme, mais aussi pour garantir à chaque personne qui fait appel à nous, un suivi social, des soins, une aide pour les démarches. Plus de 5.000 consultations par an. D’année en année le chiffre ne cesse de croître. Le suivi psychologique devient une activité essentielle pour de nombreux étrangers en rupture.
  4. C’est notre sens de l’homme et de sa dignité qui définit cette approche de la personne dans sa globalité. Nous ne sommes ni des naïfs, ni des idéalistes rêveurs. Ce travail d’accueil et d’orientation est un travail difficile, qui nécessite un engagement personnel, une aptitude au "non jugement", une patience mêlée à la fermeté quelquefois nécessaire. Nous sommes toujours face à des personnes " en crise" prêtes souvent à exploser...
    Chaque personne doit être entendue. Les parcours sont complexes, la langue crée des barrières. Nos moyens, surtout sur le plan social ( logement, papiers, travail) sont limités car ne dépendent pas de nous. Ce combat est exigeant, nous nous heurtons à nos propres limites, aux incompréhensions de nos concitoyens, à l’inertie des services publics.

Aloyse KriegelPour moi cet engagement n’est pas une expérience ou un hobby.
Mon engagement de frère en monde ouvrier, en hôpital, dans le syndicalisme, pendant plus de trente ans, a forgé le contour et le contenu de ma vie d’homme, de chrétien, de religieux. C’est l’action collective, la solidarité, qui m’ont invité et m’ont appris à m’impliquer personnellement, à "mouiller ma chemise", à aller concrètement à la rencontre de l’autre, si différent, pour tenter d’établir quelques passerelles même fragiles, pour vérifier ma capacité d’écoute, mes limites et mes propres fragilités, et enfin pour agir ensemble.
Ces rencontres dans la "zone du non-droit" qui font mon quotidien depuis 10 ans, après ma retraite hospitalière, quelquefois aux frontières de l’insoutenable, me perturbent souvent. Mais elles sont aussi l’oxygène qui me fait vivre, m’apportent mon énergie quotidienne et me nourrissent. La convivialité et les solidarités vécues avec mes amis, copains et copines, de toute croyance, de toute religions, de tout milieu sont le terreau où ma vie peut s’épanouir et grandir.
Avec les rencontres régulières de "frères et sœurs en monde ouvrier", je peux célébrer dans la joie notre attachement au Jésus de l’Évangile, au testament vivant de François d’Assise. C’est dans ces rencontres avec des hommes et des femmes, souvent cassés par la vie, que je cherche aujourd’hui encore le sens de ma vie.
L’humain est le lieu où toute parole peut éclore, où Dieu a choisi de naître. Les vies éclatées révèlent mieux encore que d’autres, des déchirures insupportables mais aussi, un éclat qui devient brillance où le divin devient perceptible.

F. Aloyse Kriegel

Ci-dessous, à télécharger, le livret "Errances... en quête de reconnaissance" qu’Aloyse Kriegel a écrit à partir de cet engagement auprès des personnes en situation de détresse avec Médecins du Monde

Voir aussi sur le site, de ou à propos de Aloyse : "Frère" au travail, une expérience et un engagement, et Au service des éclopés de la vie

Et enfin son tout récent livre de témoignages : Ils ont tous un visage d’homme