René Chopard-Lallier, une vie d’ouvrier


René, quelles sont tes origines ? Comment es-tu devenu capucin ?

Comment raconter cela sinon revenir au jour où je suis rentré à l’école séraphique, un 5 février 1946. Dix jours auparavant le P. Eusèbe était passé à la paroisse, au Chauffaud, un hameau sur la commune de Villers le Lac dans le Doubs, il faisait du recrutement. J’ai voulu être comme lui. Ce matin du 5 février, il faisait nuit et il y avait bien un mètre de neige, il fallait prendre le traineau. On a attelé le cheval et, avec mes parents, nous voilà partis pour prendre le train à Villers le Lac, descendre le Voro, une piste très raide, attendre sur le quai de la gare. Il faisait très froid. Le train nous a emmenés à Besançon. J’entrais au petit séminaire des capucins : à l’école séraphique. Ce fut le commencement de ma grande aventure chez les capucins, à la suite du Seigneur et de François. Cela fait maintenant 64 ans. Je n’ai jamais oublié ce départ.
Ensuite j’ai suivi la filière de formation qui avait lieu chez les Capucins, noviciat à Saint-Étienne, études de philosophie, théologie, ordination…

Tu as été salarié pendant trente ans. Comment cela s’est-il fait ? C’est un choix personnel ?

C’est en rencontrant d’autres frères qui étaient au travail salarié, qui vivaient en petite fraternité où ils prenaient en charge les différentes charges de la vie commune que je me suis orienté vers le travail salarié et ce genre de vie. Par exemple les voir se mettre à la cuisine quand ils m’invitaient chez eux. Cela m’a plu. La vie de fraternité était vécue dans le concret des réalités. Ce n’est pas d’abord une recherche que je qualifierais d’idéologique, comme aller rencontrer les plus pauvres, c’est venu après sur le tas lorsque je fus mêlé aux dures réalités de la vie et à la rencontre des personnes. L’occasion s’est présentée au moment des évènements de « mai 68 ». J’ai demandé à mon provincial si je pouvais aller au travail salarié durant les mois de juillet et août, il a été de suite d’accord. Depuis je n’ai plus lâché le collier jusqu’à la retraite.

Quel métier faisais-tu ?

Je n’avais pas de formation professionnelle particulière. Au début j’ai pris ce qui se présentait : manœuvre dans un magasin de revêtement de sol sur Lyon.
Ensuite à Nice pendant un an j’ai travaillé dans une usine, une sacherie pastique, sur une extrudeuse. C’était la journée continue, en équipe, en décalage continue : 8h de travail/ 24 h de repos. C’est là que j’ai connu mes premières luttes ouvrières et mes premières grèves.
Ensuite en 1969 le chapitre provincial a décidé de fonder une petite fraternité. Le lieu choisi fut Berre l’Etang, dans les Bouches-du-Rhône. Nous avons commencé à quatre frères. J’ai trouvé du travail dans une entreprise de pose de lignes électriques.
Mais nous ne sommes pas restés longtemps à Berre, nous avons rejoint Toulon. Là j’ai fait une formation d’électricien du bâtiment, et travaillé en entreprise pendant dix ans. Ces dix ans ont été marquants dans ma vie. Le travail était intéressant et l’ambiance bonne. Cela m’a fait connaitre la région toulonnaise et le département du Var : les chantiers étaient parfois éloignés de Toulon. Aussi il m’est arrivé avec un collègue de partir à 5h du matin, de prendre le bateau pour Porquerolles et rentrer tard le soir. Ces dures contraintes du travail, la fidélité au travail m’ont ancré dans la fidélité à la vie religieuse. La fidélité à la vie religieuse est passée par la fidélité au travail, l’une n’excluait pas l’autre mais au contraire elles se complétaient. Aux pires moments de doute la fidélité au travail a été pour moi ce qui me permettait de tenir dans la vie religieuse, c’est à travers cette fidélité que le Seigneur m’a gardé. De toutes façons c’est le Seigneur qui est fidèle, nous le sommes que bien piètrement.

Ton travail au centre Argence

Je n’ai pas toujours été électricien, Je dirais même que mon temps le plus long au travail s’est passé au Centre Argence, un centre ouvert par le Secours Catholique pour accueillir femmes avec enfants en situation de détresse. J’y ai été embauché comme homme de maison. Il y avait des éducateurs pour écouter et conseiller et orienter les femmes. Ma fonction était différente, j’étais là pour les travaux manuels. Je puis dire que j’y ai été embauché parce que prêtre, donc homme de confiance. Mais, n’étant pas éducateur, j’avais une écoute différente de ces femmes qui parfois se confiaient à moi librement. Je puis dire que c’est là que j’ai rencontré les plus grandes souffrances de ma vie. J’y ai travaillé jusqu’à la retraite.

Qu’as-tu découvert pendant ces années de travail ? Pour toi, pour ta vie de frère ?

J’ai découverts que la vie de travail est une bonne école de vie, mais parfois très dure. Elle oblige à se positionner, à refaire constamment ses choix. Je puis dire que j’ai vécu là ma vie de Frère Capucin. Nous n’avions pas à courir après les pauvres, nous y étions avec eux dans la même réalité, que ce soit dans le logement ou au travail. Notre fraternité de Toulon était insérée dans une cité où habitait une majorité de familles venues du Maghreb. Et puis à Toulon, il y avait la Diaconie [1] dans laquelle nous étions insérés. Cela nous permettait de cheminer dans la vie de l’Église, de réfléchir sur nos engagements, et surtout de rencontrer une Église différente où les pauvres sont partie prenante de la vie de l’Église.

Et après, tu es allé en Suisse, près de ton pays natal ?

Après la retraite, j’ai été envoyé en Suisse pour participer à la vie de la fraternité de Saint Maurice. Les conditions de vie ont changé du tout au tout. Je me suis retrouvé à vivre une vie religieuse régulière. Ce qui n’était pas le cas en fraternité au travail où la vie était rythmée par les horaires du travail. L’intérêt de Saint Maurice est la proximité du Foyer Franciscain. C’est un lieu de rayonnement de l’esprit de saint François, un lieu de formation à cet esprit où l’on rencontre beaucoup de personnes en recherche ou en situation de responsabilité dans l’Église ou dans la société. C’était intéressant.
_ Mon temps passé en Suisse a été aussi l’occasion pour moi de faire des randonnées en montagne. Ce que je n’avais jamais pu faire durant mes années passées. Pouvoir contempler le Seigneur dans la beauté de la nature, rencontrer des troupeaux de bouquetins, et voir le bouquetin qui vous regarde perché sur son rocher, c’est merveilleux. Pouvoir refaire du ski en hiver, ce qui était ma passion durant mon enfance, et que j’avais abandonné pour rentrer chez les capucins. J’ai même pu faire trois années de suite le challenge Delavay, compétition pour les prêtres de Suisse, France et Italie.
J’étais aussi plus proche de ma famille et de mon pays natal le Doubs. Durant ces six années j’ai pu allé me ressourcer sur les terres de mon enfance.

Et depuis quatre ans, tu es en Algérie. Qu’est-ce que tu fais là-bas ? Il y a des belles choses à vivre là-bas ?

L’occasion c’est présentée en 2006 lorsque les frères Dominique et Hubert ont fait le projet d’une fondation en Algérie : Vu mon passé j’étais prédisposé à les rejoindre. Ce fut pour moi comme une nouvelle aventure au service du Seigneur et de son peuple. Au début je n’étais pas très rassuré parce que marqué par mon séjour durant la guerre de libération. Mais peu à peu on rencontre les gens, on crée des relations, on se fait des amis, et l’on s’ouvre à leur vie. On découvre un pays en plein développement. Notre foi est confrontée à l’Islam. On découvre un peuple de croyants qui manifeste sa foi. Il m’arrive aussi d’assister la communauté des religieuses franciscaines d’Aïn Sefra et celle des Petites Soeurs de Jésus d’El Abiodh, dans le Sahara.

En guise de conclusion ?

Je parle peu de mon cheminement vers le Christ à la suite de saint François. Cependant c’est un cheminement qui est tout en filigrane. La vie est là, elle se vit sans bien se dire. C’est une présence discrète, à travers les découvertes, les doutes, les re-départs, le Seigneur est là qui nous accompagne. Les temps de prière étaient parfois rares lorsqu’il fallait partir au travail très tôt. Mais aussi, j’ai retenu cette parole d’un militant d’une équipe de réflexion d’ACO [2], qui, pourtant, se disait athée : « Mais Dieu est présent sur ta machine lorsque tu travailles, Il est là avec toi. » Oui, Dieu a toujours été présent dans ma vie même si je ne Le percevais pas toujours. Ma vie de capucin aura ainsi été marquée par des frères qui ont été des modèles pour moi, par le travail, et par la présence et le témoignage auprès des maghrébins.

Novembre 2010

Notes

[2Action Catholique Ouvrière