Pour avoir pris des positions risquées contre la dictature de Pinochet et pour la justice, le frère Pierre Levallois, capucin et ancien missionnaire au Chili, a été injurié, incarcéré, maltraité. Pour lui, c’est normal : un fils de François ne supporte pas le « laisser faire ».
Frère Pierre, vous avez vécu une mission très engagée au Chili. Qu’est-ce qui vous y a amené ?
- J’appartenais à une famille de 11 enfants. Mon père dirigeait une petite entreprise familiale, une scierie. J’y ai travaillé de 14 à 16 ans et je devais normalement en prendre la succession. Ma famille était profondément croyante. Nous n’aurions jamais manqué les Vêpres du dimanche. Et ma grand-mère me tannait. Elle voulait que je sois prêtre. Pas question. C’était NON !
Mais en 1935, des Capucins sont venus prêcher une mission dans la région de Coutances. L’un d’eux m’a demandé :« Tu ne voudrais pas être prêtre ? » Pour la première fois, je n’ai pas dit non. J’avais 16 ans, l’âge où ma mère avait coutume d’emmener ses enfants en pèlerinage à Lourdes. Là, je demandais à Dieu de m’éclairer.
Quelques mois après, d’autres frères passent à la maison. Après leur départ, j’entre dans la chambre de ma grand-mère : « Je veux être capucin ». C’est venu comme ça. Je ne me l’étais même pas dit à moi-même ! (Et frère Pierre éclate de rire)
Le 11 janvier suivant, muni seulement d’un certificat d’études, j’entrai au petit séminaire.
1939, la guerre. J’avais 20 ans. Fait prisonnier, je me suis évadé deux fois. Par la suite, j’ai poursuivi mes études. Puis dans le diocèse de Troyes et à Cambrai, j’ai participé aux missions capucines, parfois dans des régions très déchristianisées. Dans le milieu ouvrier, j’étais tout à fait à l’aise.
Y a-t-il eu un événement déterminant qui vous amené à penser « mission lointaine » ?
En 1952, a paru l’encyclique Fidei Donum, pour l’envoi temporaire de prêtres en pays de mission. Dans ma petite tête, je me suis dit : « Si notre Supérieur Général répercute l’appel, j’y réponds ». J’avais 40 ans. J’ai été envoyé en République Centrafricaine. J’y suis resté 4 ans, mais je ne me suis pas adapté à l’Afrique, dans un monde rural. Dépaysé, j’en étais arrivé à dire merci aux mouches, ces insectes « comme chez nous ! »
Alors finie la mission ?
Non. Un frère du Chili a demandé de l’aide pour une mission en monde ouvrier. 35 jours de bateau et me voilà à Talcahuano, centre industriel. Là, avec 3 autres prêtres français, dont 2 capucins, nous travaillions avec la JOC.
Nous avons aussi promu la traduction de la bible en langue locale :« La Bible des Peuples ». Traduction fidèle, aux notes très engagées. D’où des interdictions venant parfois de certains évêques !
Nous vivions dans une baraque en bois. J’étais ouvrier.
Et j’ai réalisé qu’être ouvrier et entendre parler les ouvriers, ce n’est pas la même chose ! Je n’ai pas dit que j’étais prêtre.
Pourquoi ?
Les ouvriers se seraient demandé pourquoi j’étais là, gagnant trois fois moins qu’en France ? Chez les patrons, cela aurait pu éveiller une suspicion : n’étais je pas là pour monter un syndicat ? J’ai aussi travaillé un mois chez une Allemande pour vider les poubelles, balayer la cour... J’étais donc traité en manœuvre. Le jour où elle aa appris que j’étais prêtre, elle m’a reçu... au salon !
N’étant pas qualifié, j’avais du mal à trouver du travail. Pendant trois mois, j’ai oeuvré dans une fabrique de cahiers. Je vivais en communauté avec deux Assomptionnistes. C’est alors que je suis entré comme chef du personnel chez Hoesch, une entreprise allemande. Là j’ai dit qui j’étais. « On voyait bien qu’il y avait quelque chose, » ont déclaré les ouvriers. Et ils se sont montrés plus réservés quand ils se racontaient des « cochonneries » sur les femmes.
Les horaires étaient difficiles : lever à 5 heures, traversée à pied du bidonville pour attraper le bus de l’usine et commencer le travail à 7 heures. Quand j’étais du soir, je rentrais à 1 heure... du matin !
J’ai connu le chômage, puis j’ai été traducteur pour une rencontre de l’OMC (Organisation Mondiale du Commerce), avant d’être chômeur de nouveau, puis encore traducteur au CUT (Centrale Unique des Travailleurs) unique syndicat ouvrier, d’obédience communiste : travail répétitif et fastidieux.
Vous étiez là-bas au moment des troubles des années 70...
Lors du coup d’État de juin 1974, et de l’assassinat d’Allende, j’ai eu l’occasion de garder un édifice, quelque chose comme une annexe du ministère des Transports, à 500 m de la Moneda. Il s’agissait d’empêcher les militaires d’occuper ces locaux. En fait, c’était une jeune voisine qui s’était portée volontaire pour le faire. Mais je l’ai remplacée jusqu’au moment où nous avons reçu le mot d’ordre des communistes : « C’est foutu. Rentrez chez vous ». Nous avons fui en sautant par la fenêtre. D’un camion, on a tiré sur nous. Un de mes copains a été blessé.
Vous aviez pris des risques...
C’est pourquoi j’ai été arrêté. Emmené au poste de police, nous avons été embarqués brutalement dans un camion, puis allongés sur le sol d’une ancienne école, avec interdiction absolue de bouger. Les fusils-mitrailleurs étaient braqués sur nous. Je vous assure qu’on avait la frousse.
- J’ai été arrêté, emmené dans yne cale... (tapis brodé du Chili)
Le lendemain, nous avons été livrés à la marine. Nous étions une centaine, dont un prêtre, embarqués dans une cale, insultés. Un aumônier de la marine a eu le toupet de me dire “nous avons dû intervenir...” Je l’ai méprisé par mon silence.
Heureusement un prêtre de la paroisse m’a apporté une boisson chaude. Nous sommes restés là quelques jours. A un délégué de la Croix Rouge, j’ai déclaré : « J’ai été prisonnier des Allemands. Ils ne nous ont pas traités comme ça » - « Vous voulez dire que nous sommes nazis ? » - « Je n’ai pas dit ça ».
Vous étiez sans secours d’aucune sorte ?
Un prêtre nous a fait parvenir une Bible. Nous chantions les psaumes. Les détenus respectaient notre prière. Je vous assure que le psaume De profundis prenait tout son sens : « Des profondeurs, je crie vers Toi, Seigneur... »
Par la suite, j’ai eu l’occasion d’écrire : « Dites au pape et au cardinal ce que nous souffrons ici ». Ma lettre était basée sur la passion du Christ : « Si j’ai bien parlé, pourquoi me frappes-tu ? " Cette lettre, je l’ai envoyée à Rome. Et j’ai demandé qu’aucun évêque ne paraisse en public avec la Junte.
Comment êtes-vous sorti de là ?
Au bout de 17 jours j’ai été expulsé. Retour en France.
Alors fini, le Chili - Je voulais y retourner. Je piaffais. En 1980, j’y suis revenu pour trois mois. En douce !
Puis en 1984, j’ai été envoyé en Uruguay. Dans une paroisse, tenue par des Capucins cette fois. Les frères s’occupaient d’ateliers pour donner du travail aux victimes de la dictature qui venait de tomber. Ils étaient très gentils. J’ai goûté la grâce de vivre en communauté.
En effet, vous n’aviez pas beaucoup vécu la vie en communauté capucine...
C’est vrai. Au Chili, les Capucins sont surtout responsables de paroisses. Les frères ne comprenaient pas mon engagement. Pensez qu’il y avait seulement une dizaine de prêtres-ouvriers au Chili. C’est pourquoi j’ai fait un essai de fraternité avec d’autres religieux. Mais j’ai toujours été mandaté et soutenu par mes supérieurs. Quand je suis revenu du Chili, mon Provincial m’attendait, en personne, à l’aéroport.
Qu’est-ce qui vous motivait pour affronter les positions risquées que vous avez prises, parfois en opposition à l’Église « officielle » ?
Je voyais un peuple qui souffre, un peuple assassiné. Et puis une conviction m’habite : Tout ce qui est bon dans le coeur des hommes - qu’ils soient communistes, syndicalistes ou patrons - ça vient de Dieu et passe par Jésus-Christ.
Propos recueillis par Sr Odile Delcambre, fmm, pour Mission Franciscaine