"L’ami", un nouveau film sur saint François d’Assise


L’AMI, FRANÇOIS D’ASSISE ET SES FRÈRES

La bonne surprise de ce film, c’est qu’il ne s’agit pas d’une énième vie de saint François convenue et consensuelle, comme on en voit encore sur le net ou dans le commerce. Mais ce sont les premiers commencements, hésitants et fragiles, de la toute première fraternité franciscaine, avec au premier plan, l’amitié singulière et dramatique de François d’Assise et d’Élie de Cortone, au milieu des premiers frères.
Ce film français de Renaud Fély et Arnaud Louvet est une création originale qui nous éloigne beaucoup du style « légende dorée du franciscanisme ». Dès les premières images, nous savons que nous échapperons aux grandes machineries d’une reconstitution historique ou pseudo-historique, mais que nous entrerons dans l’intimité et l’ardeur d’un petit groupe d’hommes entraîné par François d’Assise.

Premières joies fraternelles
On s’immisce dans la grande aventure franciscaine par ses prémices humbles, modestes et tâtonnantes. Vous ne trouverez pas de grandes fresques de l’épopée franciscaine, tout juste des images évocatrices de Giotto avec la cour pontificale ou François stigmatisé ou étendu sur son brancard à l’heure de sa mort.
Si le film se noue autour de l’amitié exceptionnelle de François d’Assise et d’Élie de Cortone, le film porte sur la volonté radicale de François et de ses premiers frères de vivre selon l’Évangile, simplement et sans glose : « Nous voulons créer une société fraternelle, où chacun soit l’égal de l’autre et vivre pauvres, tout simplement ». C’est ainsi que s’exprime François devant le Pape Innocent III dans le scénario du film.
Ce projet de vie simple des disciples de François, improvisé au jour le jour, nous est présenté dans un écrin naturel, une campagne riante autour de Carcassonne ou dans son berceau originel : l’Ombrie italienne. L’image se veut sans recherche appuyée, limpide et dépouillée d’artifices. Le seul luxe que se permet le film vient de son cadre naturel aux quatre saisons : les champs et les taillis, les bois et la roche des falaises, une chapelle romane, des rues médiévales et quelques vues de l’abbaye de Fontfroide ou d’ailleurs.
Les toutes premières images balayent silencieusement le panorama d’une campagne verdoyante et s’arrêtent sur un François insouciant à l’heure de la sieste. Il joue paisiblement avec de petits oiseaux au plumage chatoyant, accompagné d’une musique champêtre. Autour de lui, de jeunes adultes habillés comme François d’une tunique paysanne, profitent de la belle journée, plaisantent et se taquinent mutuellement à l’heure chaude de l’été. Puis marchant derrière eux, nous les suivons dans la confection rudimentaire avec des branchages d’un espace vital pour la nuit. Un peu plus tard on les retrouve s’abritant de la pluie dans des grottes. Tout « baigne » dirions-nous, dans une belle et innocente utopie, dans un rêve évangélique sans épines ni douleurs. C’est une première approche des frères en survol, et une façon de les suivre sur leurs talons comme le ferait un drone en quête de renseignements. Tout au long du film, nous aurons des plans serrés, au plus proche des visages, et des scènes à ras de terre et en pleine brousse. Une façon de nous dire la modestie des débuts et la volonté de vivre au présent, là où vivent les pauvres dont l’horizon ne dépasse guère les alentours immédiats.

Une vie toute simple et pauvre
Très vite cependant, ces images paradisiaques s’estompent. Le film concentre notre intérêt sur la question principale qui embrume peu à peu la vie champêtre et insouciante des frères : vivre l’Évangile de manière radicale, simplement parmi les pauvres et les indigents à la manière du Christ, sans se préoccuper de confort matériel ni d’aménagements particuliers pour leur vie communautaire. Avec François en son centre, la première fraternité s’organise peu à peu, pour manger, dormir, travailler et prier. Les douze frères passent beaucoup de temps à échafauder des projets de vie commune, tout en travaillant dans les champs de-ci de-là, et en se liant d’amitié avec de simples gens rencontrés sur leurs chemins. Chaque matin s’ouvre sur des petites joies partagées, une recherche d’amitié avec tous, une vie de louange sous la houlette d’un François enthousiaste et généreux.
Mais après le soleil, viennent les orages et la pluie au sens propre et figuré. Des divergences se font jour entre les frères. Des tempéraments forts et des exigences se révèlent avec la soif ardente d’être efficace autour de la question clé : quelle règle de vie commune doit-on se donner ?
Le scénario du film résume ainsi le propos de François : « Notre vie est toute simple. Nous habitons hors des villes, avec les pauvres. Et nous prenons ce que Dieu nous donne. Il donne tant, regardez-vous !..
Nous tendons la main pour recevoir et nous donnons par elle. Et puis nous travaillons un peu dans les champs. Dieu fait tout le reste ! (…) La fraternité c’est le monde de Dieu et le monde de Dieu, c’est la paix. Voilà notre Règle ! ».
À ce projet de François, le Pape Innocent III répond : « Je t’aime beaucoup, mais la vie que tu demandes à tes frères est trop dure, trop libre. Tu veux être accueilli un jour au sein de l’Église, oui ou non ? »

Une aventure utopique ?
Le cœur du problème est là : le projet de François et de ses frères est une belle utopie mais invivable pensent certains. Il faut que François revoie et modifie profondément sa règle. Le frère Elie est chargé de ce travail d’élaboration et de correction d’une règle que le Pape a d’abord qualifiée de « bonne pour les cochons », puis pour laquelle il a consenti à un accord oral très provisoire, par amitié pour François. Les frères sont donc divisés quant à la manière de vivre au plus proche de l’Évangile dans une pauvreté radicale, sans rien en propre, ni biens, ni maisons, ni argent, ni provisions en réserve etc.. C’est ainsi qu’ils imaginent la vie du Christ et des apôtres, dépendant de la charité des gens et travaillant de leurs mains, se réunissant pour prier dans des églises, dormant dans des habitats de fortune, des cabanes ou des grottes etc..
Le film nous fait voir la vie précaire des frères, leur affection mutuelle et leurs relations chaleureuses avec la population, prêchant la paix, la fraternité et la joie. Ils sont avec les petites gens, les défendent et les protègent des puissants. Nous sommes témoins de l’intervention musclée d’un garde à cheval, de sa peur des désordres devant l’enthousiasme des villageois entourant les frères, et de l’incident dramatique qui fera mourir de ses blessures le frère Dominique, pourtant soigné par Claire et ses sœurs, qui, elles aussi, à l’exemple de François, désirent fonder une vie religieuse nouvelle. Très concrètement, l’ardeur pacifique et fraternelle de la jeune communauté se heurte à la puissance publique et à l’Église qui font régner sans ménagement l’ordre établi. Le mode de vie que réclament les frères fait peur en effet, et risque de remettre en question une société médiévale très classifiée. En ce sens, le film soulève des questions d’ordre politique autant que de liberté religieuse qui s’avéreront capitales et fécondes dans un futur proche.

Des frères très différents
Abordons les personnages. S’ils apparaissent à l’écran selon l’importance que les cinéastes leur réservent, François est le premier présenté, avec un clin d’œil au récit des Fioretti et à la scène bucolique du sermon aux oiseaux. Du groupe des frères, se détache le Frère Élie que l’on voit proche de François et qui souvent parlemente avec lui. Élie est très différent de François, au physique comme au moral. De bonne constitution, avec une autorité naturelle, cultivé et une formation de clerc, il aime profondément François et adhère à son projet. Mais Élie résiste en silence, fermement, à la dérive qu’il sent venir pour l’avenir de la fraternité : le radicalisme de François, partisan d’une pauvreté sans concession. Sur les visages pris souvent en gros plan, nous lisons les joies et les sentiments d’amitié profonde qui unit les frères, mais aussi leurs inquiétudes, leurs craintes devant un avenir incertain. Nous y découvrons leurs dépits et leurs divergences au sujet de la règle à écrire, pour qu’elle puisse être acceptée du pape. Aux heures de prière, les frères retrouvent leur cohésion dans un chant grégorien vigoureux et ardent comme un navire se saisit de son gouvernail pour avancer.

Les questions d’autorité et de pouvoir
Surgit dans le groupe, la question de l’autorité et des pouvoirs. Lorsque François confie la fraternité naissante à la direction d’Élie pendant ses absences, des frères se méfient d’Élie et craignent qu’il ne veuille prendre le pouvoir et se substituer à François. Frère Léon surveille les faits et gestes d’Élie et s’attache coûte que coûte à défendre les positions dures et pures de François. En revanche, la raideur et l’intransigeance de la cour romaine trouvent dans le cardinal Hugolin un homme compréhensif, bon et sincère qui se fait l’avocat patient des frères et leur médiateur indispensable auprès du Pape. Élie, quant à lui, est partagé entre sa fidèle amitié pour François et sa lucidité quant à la nécessité d’amender la Règle pour qu’elle soit acceptée.
Dans le scénario adopté, les réécritures désespérées d’Élie pour arriver à un compromis raisonnable sur la Règle, sans perdre l’estime des frères et surtout l’amitié de François sont tel qu’il fait une tentative ratée de défenestration. Au paroxysme de cette crise de la jeune fraternité, Élie obtient de haute lutte, grâce à Hugolin, l’approbation de la Règle maintes fois modifiée et raturée, et in extremis l’assurance du pardon de François avant sa mort.

François et ses frères comme Jésus et ses apôtres
Les dernières scènes du film font volontairement l’impasse sur de nombreux épisodes de la vie de François. Mais elles font écho à la composition du cantique des Créatures, à la joie profonde de François uni au Christ qui, presque aveugle, chante le Créateur dans sa création. C’est un homme libéré et en paix qui trouve la force de supporter les soins imposés par son médecin pour soigner ses yeux. François trahi par ses yeux, mais visionnaire quant à son désir de suivre le Christ jusqu’au bout, est riche de son dépouillement total, de son abandon à l’heure de la mort. Les derniers instants de François, figurés par une fresque célèbre de Giotto dans l’église Santa Croce de Florence, nous sont évoqués avec une émotion saisissante. Après le chant murmuré du Cantique des Créatures de la communauté réunie, comme une caresse de velours affectueuse à l’adresse du mourant, tous les frères sont serrés les uns contre les autres, penchés sur François reposant à terre, épris d’une même douleur silencieuse. À cet instant, on sent que la fraternité n’a jamais été aussi forte entre tous et que François était vraiment l’Ami de tous, le frère de tous, de la même manière qu’il venait d’achever son chemin d’ami et de frère du Christ. Nous sommes au paroxysme d’une histoire fondatrice. Il n’y a pas de mots pour exprimer à quel arrachement il fallait que les frères consentent avec le départ du frère de tous et du plus ardent disciple du Christ.
Certains trouveront à la limite du « pathos » ce débordement d’émotions qui submerge les témoins. Mais les frères se sentent subitement orphelins d’un père avec lequel ils ont vécu tant de grandes choses. Comme sur les fresques de Giotto, dans les Écrits de Celano ou les Fioretti, Ils expriment leur attachement et leur tendresse de manière toute méridionale et débordante.
Le film ne s’arrête pas là. Une ultime scène nous retient : du milieu des frères regroupés autour de François, nous voyons s’éloigner discrètement le frère Élie. Il poursuivra son chemin de solitude, incompris de beaucoup, lui, qui fut cependant le premier successeur désigné de François à la tête des frères et très aimé de lui.

« L’Ami » : une page retrouvée de l’Évangile vécu
On retiendra de cette œuvre, une tranche de vie pleine de fraîcheur et de vérité, des acteurs qui jouent juste, un scénario précis et sans bavardage inutile, une percée pertinente sur l’Église et la société féodale. Mais « L’AMI » fait de cette aventure de la naissance heureuse et laborieuse du franciscanisme, par-dessus tout une page ardente d’Évangile avec de vrais gens, sensibles et spontanés, enflammés et rêveurs, chaleureux et violents. Nous ne sommes pas dans un monde angélique mais bien chez les hommes avec leurs passions, leurs contradictions, leurs utopies et la grandeur de leurs aspirations.
La musique originale de Grégoire Hetzel dialogue parfaitement avec les dialogues et les longues plages de silence et de méditation. Elle ponctue la prière et précise les dispositions intérieures des frères.
Je pense que ce film qui porte la vie, respire la jeunesse et l’audace, sera apprécié par des spectateurs en quête d’aventure humaine et spirituelle, curieux de la naissance du mouvement franciscain dans une Église médiévale puissante et pétrie de certitudes.
Nous ne manquerons pas de voir de nombreuses passerelles avec notre monde contemporain. Il est vrai que « L’Ami » véhicule l’épopée d’une histoire de pot de fer contre un pot de terre. Nous y pressentons les blocages et les désirs d’air pur d’une société féodale en crise, et les corruptions et les fermetures d’une Église toute puissante, face à la naissance fragile et désarmée d’un charisme franciscain, plein de fougue et de naïveté.
Reste à remercier Renaud Fély et Arnaud Louvet, les auteurs de ce film, d’avoir fait le pari de mettre en images et en son un rêve d’Évangile, incarné jusqu’au bout par François d’Assise et accompagné avec science et conscience par Élie de Cortone. Gageons que cette réalisation, si utile à notre société en manque d’idéal, suscite d’autres adaptations qui plairont certainement à beaucoup de ceux que l’Évangile séduit toujours, à l’honneur de Dieu et de l’Humanité.

frère Gilles Rivière ofmCap. Paris